Au début du XXe siècle, Maurice Luy s’est déchaîné pour animer son familial Café du Grand-Pont à Sion. Sous son établissement, il a même créé un musée – Les Catacombes – dont il guidait les visites. Généreux de sa personne (et de ses finances), il a aussi inventé le Luy Cocktail, une sorte de précurseur du Spritz actuel ! On assemble le puzzle de sa vie (d)étonnante ?
En ce jour de fin septembre 1936, Maurice Luy sent comme du mou dans le fond de l’air de son établissement. Dehors, il pleut. Dedans, c’est morne. Le grand coup du violon de l’automne qui berce l’ambiance d’une langueur monotone ? Manquerait plus que des sanglots longs ! Ah que non !
Maurice aime que son sédunois Café du Grand-Pont vibre, que son cœur s’active. Lui-même, dans l’après-midi, quand la clientèle déserte ses tables, il bouge sans discontinuer. Il ajoute des éléments à la décoration, redresse les tableaux exposés, rectifie le pli des nappes. Hyperactif épicurien, il répugne à l’apathie. Maurice préfère l’électricité des atmosphères d’apéro où il balance des piques, des saillies à ses amis qui en réclament, qui n’attendent que ça. Que cela fuse, mordioux ! Au passage, il sert de généreuses doses de son célèbre cocktail, celui qui plonge son adepte dans des brumes béates et hilares. De son café du Grand-Pont, ses visiteurs doivent repartir avec une banane non épluchée par l’ennui.
Il est ainsi quasi depuis vingt ans.
Le défi de l’anchois
Dans la presse, les chroniqueurs le taxent de « pittoresque tenancier » à qui « l’imagination et l’ingéniosité ne font pas défaut ». Digne de sa réputation, Maurice va remettre un couvert de poilade en ce peu rigolard moment de septembre ! « On va monter un concours d’anchois ! », glisse-t-il à son épouse Emma. Cette année de 1936, le couple fête ses noces de perle, trente ans de mariage. Elle le connaît son zozo d’asticot de Luy, elle le laisse aller. Maurice défie la salle du Grand Pont ! « Il s’agissait de trouver combien une boîte (d’anchois) contenait de poissons qui font la joie des gourmets », rapporte le Journal et Feuille d’Avis du Valais, le mardi 29 septembre 1936. Les réponses recueillies, le contrôle effectué, Maurice peut, à 18 heures, proclamer les résultats « dans l’allégresse ». Georges de Werra triomphe de ses rivaux et dauphins Henri Calpini et Joseph Fiorina. Emma et Maurice se classent au cinquième rang, « hors concours ». Maurice en sourit dans sa moustache. Encore un jour où il a terrassé le spleen avec succès. Il y aurait comme une mission héréditaire dans son patrimoine.
Père et fils, fils et père : même nom !
Au début de mes recherches de passionneur, Maurice Luy m’a donné du fil à retordre. D’après mes calculs basiques, le héros de cet article avait comme année de naissance un clair 1874. Et une annonce de 1872 me met sous les narines un AUTRE Maurice Luy.
Après quelques autres recoupements, l’évidence est née dans mon esprit : le père et le fils portaient de mêmes noms et prénoms ! Il y avait un Maurice Luy déjà dans la restauration, qui prend lui les commandes du Café du Grand-Pont. Son fils, l’autre Maurice Luy, se pique au jeu de ce métier et part, fort jeune, se former en dehors du Valais. Il est initié dans des hôtels réputés de la Côte d’Azur et de Monte-Carlo. Il y fréquente « les hautes personnalités mondiales » d’alors avec lesquelles il garde des contacts. En 1906, il s’unit avec Emma Valdo, fille d’Antoine, futur syndic du petit village italien de Varzo, au-dessus de Domodossola. De cette union, comme l’impose la formule consacrée, naissent trois enfants : Odette, Marcel (futur diplomate) et Yvonne. Puis 1912 marque le deuil de Maurice Luy senior.
Plus tard, une nécrologie de François Luy, en 1923, me permet de m’y retrouver (et de confirmer mes déductions).
Un peu plus haut, l’article m’apporte quelques indications sur le caractère de François, frère de Maurice père et oncle de Maurice fils. Il aurait un peu déteint au lavage…
Maurice Luy junior ne tarde pas à prendre ses marques au Café du Grand-Pont. Dans le Sion d’alors, il devient un « élément aussi sympathique qu’original, ou plutôt spécial. Spécial, parce qu’il avait des idées neuves et qu’il ne marchait pas dans les chemins battus de la banalité », décrit la Feuille d’Avis du Valais, le 20 mars 1940. Ce qui attise une « conception imaginative de la vie ».
Ne buvez jamais d’eau
En 1918, Maurice anticipe d’un mois la fin de la Première Guerre mondiale. En hommage aux soldats morts, notre restaurateur est par la suite un des premiers à verser sa contribution pour l’érection d’un monument.
Quelques mois plus tard, Maurice se montre fort jouasse dans une réunion corporative. Et il a de quoi ! L’ami Luy, il se prépare à monter un coup commercial de très très bon aloi (lire plus bas la chaude ou fraîche saga de son cocktail).
L’engouement autour de sa boisson donne des ailes à Maurice qui, tout en gardant la propriété du Grand-Pont, loue des surfaces à l’Hôtel de La Poste. Une infidélité qui dure cinq ans avant qu’il ne revienne à 100 % aux commandes du Grand-Pont. Entre-temps, Maurice organise des bals, alimente des gags dans les journaux et sert de point de chute à d’autres Maurice en goguette.
Dès 1929, au Café du Grand-Pont, Luy se montre « l’ami des artistes » avec des concerts réguliers. Pour info, un « panatrope », c’est un gramophone, un tourne-disque, quoi…
Maurice donne du cachet esthétique au Grand-Pont. Certains apprécient « le décor artistique » tout en lui pardonnant « des fautes de goût » (Feuille d’Avis du Valais, 20 mars 1940). D’autres décrivent le Grand-Pont d’alors comme « une merveille de bon goût ». (Le Confédéré, 11 mars 1940).
Sur des bouteilles de vin, Maurice conçoit des étiquettes avec la mention « Ne buvez jamais d’eau » ou indique « Le soleil Luy » sur son livre d’or. Regard pétillant, hilare et coquin, le cigare au coin de la bouche éteint ou allumé vingt fois avant d’être consumé, Luy sait ô combien recevoir. Il se flatte aussi de peinture. Comment te le dire ? L’article qui suit, avec habileté, t’indique que ce n’est pas terrible…
Cela n’a guère dû écorner sa carapace humoristique, au Luy. D’autant que son Grand-Pont préfigure à sa façon le mystérieux Triangle des Bermudes. Tu y rentres et tu ne sais jamais quand et comment tu en ressors. Témoignage.
Maurice, de son côté, ne montre guère de crampes à lever le coude. L’anecdote suivante, de 1939, se déroule à la fin d’un banquet des vétérans de 14-18.
Au fin fond des Catacombes !
Et la Force du Grand-Pont passe encore par ses Catacombes. En dessous de son café, Luy y aménage une véritable caverne d’Ali Baba sous ecstasy. Je te fournis en intégralité deux descriptions de 1934 et 1943, elles en valent la peine !
Et en plus, voici la seule photo des lieux (avec celle du haut avec celui que je pense être l’ami Maurice, mais il n’est pas identifié par les archives…).
Cocktail à toutes les sauces
Les Catacombes personnifient le délire d’une vie et, pour Maurice, il y a LA création qui lui assure ses lettres de créance et la célébrité dans tous les gosiers suisses : le Luy Cocktail.
Un rare document fourni par Jean-François Luy (du Trappeur à Mase, il est de parenté avec…) apporte une première trace du breuvage en 1917 déjà. Maurice devait sans doute régaler ses fidèles au Grand-Pont grâce à une production limitée.
Dès 1919, il passe à l’échelon supérieur. Avec une technique du teasing efficace. Luy apporte un plus à l’étiquette du Cocktail : il en confie la réalisation à Félix Aymon.
L’Ami du Peuple en parle dès juin. Vers novembre 1919, Luy arrose les sociétés régionales. En décembre paraissent les premières publicités.
Le Luy Cocktail, en automne 1920, impressionne le public du Comptoir Suisse, à Lausanne. Car là encore, Maurice sort un atout marketing de son chapeau.
Le succès attire des clones, de pâles imitations, que la presse dénonce. La pub recommande la vigilance dans la commande.
Le Cocktail, de par sa réputation, investit d’autres petites annonces…
Entre 1920 et 1924, tu goûtes quelques envolées lyriques dans les réclames avec des mots que j’oserais attribuer à Maurice !
Puis, jusqu’en 1944, le Cocktail Luy délaisse les rimes au profit du pragmatisme.
Ensuite, dans mes recherches, j’avoue que plus rien n’apparaît, jusqu’à une forme de renaissance en 1966. Un retour de courte durée car plus aucune autre pub ne paraît.
Frustration récurrente, jamais la composition du Cocktail ne fuit dans les médias. Seul un papier du 15 octobre 1980, dans Le Nouvelliste, décrit « apéritif local à base de fendant, Luy précisément, très bien supporté et qui ne donne pas de « mal aux cheveux » malgré ses 17 degrés. » Le renseignement est tiré d’un article sur la mode masculine, signé par Simone Volet, et il vaut ce qu’il vaut…
Aux côtés de Tell et de l’Ovomaltine
1980 marque justement un anniversaire : celui des quarante ans de la révérence tirée par Maurice. Début mars 1940, à 66 ans, Luy sent un autre coup de mou. Il part souffler un brin dans sa propriété à Varzo, en Italie. Et son repos devient le dernier le dimanche 10 mars. Sa famille passe par bien des déboires administratifs pour rapatrier le corps et enfin le mettre en terre sédunoise le 15 mars. Les journalistes avouent ne pas distinguer le cercueil tellement il est recouvert par des fleurs et entouré par des couronnes à l’infini. Avant sa mort, Luy entre dans la légende suisse. Du moins à en croire le Courrier du Valais, du 25 octobre 1935.
Mazette de fichtre ! Maurice trône dans nos références aux côtés de Guillaume Tell, Winkelried, l’Ovomaltine ou le chabzigre, mais tu vois ça ! Cela valait le coup d’être canonisé grâce à un cocktail. À la bonne tienne, « papa Maurice », il en faut à nouveau des comme toi. Ils nous apporteraient un remède à une morosité « coronarienne ».
Joël Cerutti