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CHUTES   Pour quatre boîtes de conserves, Jean-René Favre a perdu son père, Clément, décédé dans une cellule de la police cantonale à Sion. Affrontant la justice valaisanne, il y a laissé sa santé et sa fortune. Vingt ans plus tard, Jean-René Favre survit en Thaïlande grâce aux maigres revenus de sa rente AI. Documents inédits, témoignages, retour sur un fait divers qui a marqué fortement le Valais.

 

Chapitre 1 – Jean-René Favre, le faux paradis de la Thaïlande (2015)

Sur Facebook, dès 2012, Jean-René Favre poste des clichés idylliques. Le soleil de la Thaïlande enjolive les paysages, caresse l’eau de l’océan, donne à ce valaisan de 55 ans un teint halé.

Ces photos paradisiaques mentent.

Elles ne traduisent pas son enfer quotidien. «Je vis comme un légume, nous confie Jean-René par Skype ou échanges de mails. Quand j’arrive à sortir de mon lit, je ne peux pas marcher plus de cent mètres sans que des douleurs infernales ne m’arrêtent. La plupart du temps, je me déplace en scooter. »

Requins et cartes postales

Jean-René habite dans un bungalow, du côté d’Ao Nang  (province de Krabi) au cœur de la jungle, proche de la mer. Il s’y baigne quatre heures par jour pour calmer son corps. «Je dois me forcer. Pour y accéder, je dois marcher sur le sable et c’est une vraie torture. Dans l’eau salée, il y a de vrais requins aux alentours. Je l’ai écrit sur des cartes postales, signées, que j’envoyais au Tribunal cantonal valaisan. Je leur disais que cela me changeait.»

Asthmatique, diabétique, frappé par la sclérose en plaque, Jean-René a connu six opérations du dos. Son nerf phrénique est paralysé, le nerf sacré atteint. Il souffre d’hypertension, d’apnée du sommeil. Quand il arrive à dormir. Il connaît aussi le syndrome des jambes fatiguées.

« Je touche une rente AI mensuelle de 1993 francs par mois. Ce qui ne me donne pas les moyens d’avoir une assurance maladie. »

Se retrouver en Thaïlande, cela lui permet d’avaler 60% de médicaments de moins que sous nos latitudes. Il les règle intégralement de sa poche. «Je touche une rente AI mensuelle de 1993 francs par mois. Ce qui ne me donne pas les moyens d’avoir une assurance maladie. Je devrais faire une ponction lombaire pour voir si mon taux de myéline n’a pas trop augmenté, réaliser d’autres examens, dont un scanner, mais je n’ai pas assez d’argent.»

SDF et grève de la faim

Après des séjours de plus en plus prolongés, Jean-René Favre vit définitivement en Thaïlande depuis 2011. Le climat lui évite d’être hospitalisé en Suisse, sous morphine ou sous cortisone. Plus jamais il ne souhaite revenir au pays. Encore moins en Valais. «Je ne pourrai plus me recueillir sur la tombe de mon père et ma mère », regrette-t-il.

« A l’époque, j’avais tout… »

Tous les biens de Jean-René Favre ont été engloutis en frais de justice ou médicaux. Il y a laissé une maison à Euseigne, achetée pour les vieux jours de ses parents. Il a perdu des biens immobiliers, son héritage, son deuxième pilier, sa voiture, sa moto, son restaurant à Genève. «A l’époque, j’avais tout… »

Funèbre téléphone

Depuis le Valais, l’ancien Conseiller d’Etat socialiste, Thomas Burgener lui donne quelques coups de mains administratifs. «Je joue un rôle assez modeste, tempère-t-il. Lorsque je suis entré au gouvernement, en 1999, j’ai demandé à rencontrer Jean-René. Nous avons été manger ensemble et cela a débouché sur des relations d’amitiés. Lorsque j’allais au Paléo, je passais avec mon épouse à son restaurant. Par la suite, il a fallu effectuer certaines démarches pour qu’il puisse toucher sa rente en Thaïlande. Sans elle, il serait foutu. Je comprends son cauchemar. Je lui dis parfois de tourner la page même si ce n’est pas évident pour lui.»

Chaque 1er octobre, depuis 1992, Jean-René téléphone au secrétariat de Dominique Favre.

Chaque 1er octobre, depuis 1992, Jean-René téléphone au secrétariat de Dominique Favre. Il n’obtient jamais le juge au bout du fil. Il laisse un message où il épèle bien son nom et surtout son prénom.

Le 1er octobre marque un funèbre anniversaire.

Ce jour-là, Jean-René a perdu son père, Clément, mort dans une cellule. Clément avait été mis en préventive par le juge Dominique Favre pour le vol de quatre boîtes de conserve (trois aux champignons de Paris, une avec des tomates pelées) et un vieux manteau où se trouvait un permis de conduire.

Chapitre 2 – Clément Favre, la photo impubliable (1992)

Lorsqu’on l’arrête, au matin du lundi 28 septembre 1992, Clément Favre, 58 ans, perçoit une rente AI. Il souffre de graves affections pulmonaires, ce qui ne l’empêche pas de fumer trois paquets de cigarettes par jour.

Son existence ne lui convient guère.

Il y a peu, il était encore avec son épouse dans une maison, à Euseigne, offerte par leur fils Jean-René.

Un homme de caractère

Clément, originaire de Vex, a mené tout son parcours professionnel dans la restauration, entre Payerne, Vevey et Genève. Il rêvait d’une paisible retraite en Valais avec sa femme, Marie-Madeleine, atteinte depuis 1978 ans, de sclérose en plaque. La maladie empire d’une telle façon que Mme Favre se retrouve au Foyer Valais de Cœur à Sierre.

 

La séparation, ses propres problèmes de santé, conduisent Clément à boire. Un peu trop. Le voilà sous tutelle et placé dans le home St-Pierre à Sion. Le personnel le décrit comme un homme au caractère indépendant… dont on entend la respiration sifflante de loin.

Surtout, à St-Pierre, il commet l’irréparable. «Pour améliorer l’ordinaire», il dérobe à la cuisine du home quatre petites boîtes de conserve. Il emprunte un manteau à un autre pensionnaire. Celui-ci le dénonce pour vol.

Ce 28 septembre 1992, les policiers l’amènent devant le juge Dominique Favre qui le met en détention préventive. Le même juge, devant les caméras de la TSR, estime, peu de temps auparavant, qu’il y a trop de monde dans les prisons valaisannes.

Incarcéré sans examen médical

Un extrait du casier judiciaire de Clément Favre est demandé à Berne.

Selon la loi et son article 34, il aurait dû être examiné par un médecin dans les 24 heures. Une obligation oubliée. Comme les médicaments qu’il devrait prendre.

Par contre, Clément est interrogé trois fois par le juge. En manque, il s’embrouille, il s’accuse de tout et de n’importe quoi. Pour sortir. Pour aller trouver sa femme.

« Toujours en train de vous plaindre, vous n’êtes pas en vacances, ici… »

La veille de sa mort, à 17 heures, un policier lui apporte son dernier repas. Clément ne le touche pas. Il se fait sermonner. «Toujours en train de vous plaindre, vous n’êtes pas en vacances, ici… »

Plus tard, pris par une violente crise d’asthme, Clément Favre tente d’appeler des secours. Un interphone, relié au pénitencier de Valère, à 500 mètres, devrait lui apporter des secours. L’appareil, d’après plusieurs témoignages, se révèle défectueux. Deux autres prisonniers, dans les cellules avoisinantes, l’entendent crier, taper, avec une force déclinante, contre la porte. Un troisième prétend n’avoir rien remarqué.

Cellule inadaptée

Alerté, Nicolas de Kalbermatten, médecin de garde de la commune de Sion, constate le décès au matin du 1er octobre. Et s’indigne dans une lettre très vite adressée au juge Favre. Il estime que la cellule de Clément Favre «était inadaptée à sa maladie». Elle ne possède pas de fenêtre, entraîne un air «humide, chaud, irrespirable » soit des «conditions sanitaires dangereuses». Si le poste de la rue de Conthey n’avait pas été vide et l’interphone hors usage, «une intervention médicale à ce moment aurait permis de le sauver».

« J’ai ma maman, en larmes, au téléphone. C’est elle qui m’annonce le décès de mon père. »

Quelques années plus tard, le Conseiller d’Etat Raymond Deferr, estime que son «état de santé (de Clément Favre) aurait dû alarmer et interpeller les personnes qui l’ont incarcéré et gardé.».

Jean-René Favre apprend le décès de son père, le soir du 1er octobre. «J’étais sur mon lieu de travail, à Genève, et vers 18 heures, j’ai ma maman, en larmes, au téléphone. C’est elle qui me l’annonce.»

Trois jours avant de voir le corps

Jean-René abandonne tout, se précipite à Sierre. Il réconforte Marie-Madeleine, se rend à l’hôpital de Sion, on lui intime de revenir demain. Devant ce choc, la pression de Jean-René monte. Dès le 2 octobre, son médecin, François Fresard, lui prescrit des médicaments – dont du Tranxilium – pour le calmer. «Ensuite, j’ai dû tourner durant trois jours à Sion pour retrouver le corps de mon père. Hôpital, poste de police, tribunal cantonal, police cantonale, pompes funèbres, j’ai été traîné dans tous les coins de la ville », se rappelle-t-il.

« Au poste de police, j’ai menacé de retourner le bureau si on ne me répondait pas. »

Quant au juge Dominique Favre, il est aux abonnés absents. Inatteignable. A force, Jean-René finit par s’énerver. «Au poste de police, j’ai menacé de retourner le bureau si on ne me répondait pas. »

Chaque interlocuteur reste très nébuleux sur les circonstances exactes du décès de Clément Favre. «Un monsieur des pompes funèbres m’a discrètement dit qu’il s’était passé quelque chose. Après 72 heures d’errance, j’ai vu mon père, nu, sur une table d’autopsie, à la morgue du crématoire, juste recouvert par un drap. Son corps portait des bleus.» Pourtant, aucune autopsie n’est ordonnée par le juge Dominique Favre qui refait surface.

Révélations de l’affaire monnayées

C’est lui, avec son collègue Jacques de Lavallaz, qui enquête sur les circonstances du décès. Il investigue donc sur les conséquences de ses propres décisions. Une approche plus neutre se serait imposée. «Normalement, Dominique Favre aurait dû se récuser», estiment Jean-René et bien d’autres observateurs.

Pour la justice valaisanne, Clément Favre devient un dossier très encombrant. Dominique Favre quitte la magistrature dans quelques mois pour la direction d’EOS. Il convient d’oublier très vite cette mort insignifiante.

Le 23 novembre 1992, le journaliste Jean Bonnard, correspondant du Matin, publie l’affaire. Le contenu insiste sur la défectuosité de l’interphone qui a condamné Clément Favre.

« Il a monnayé la révélation de l’affaire à un journaliste pour mettre dans l’embarras le Chef du département de justice et police. »

Comment l’a-t-il su ? Si l’on en croit Me Henri Carron, par le juge Favre lui-même ! «Il a monnayé la révélation de l’affaire à un journaliste pour mettre dans l’embarras le Chef du département de justice et police (Richard Gertschen, NDLR) avec lequel il n’avait pas de bonnes relations», détaille-t-il en décembre 2001 dans le journal socialiste Le Peuple Valaisan. Une interview accordée en 1996 à l’émission «Mise au Point» confirme la stratégie de Dominique Favre. En fait, comment pouvait-il savoir, lui, juge d’instruction, que les «prisons de l’époque présentaient certaines défaillances»? (voir interview, à 5′)

La responsabilité en incombe aux autorités compétentes, non?

Que s’est-il passé exactement entre le juge Favre et le journaliste Jean Bonnard? D’après une enquête de Manon Schick, parue en décembre 1996 dans L’Illustré, les deux hommes se sont rencontrés le 21 novembre 1992. Dans Le Matin, Jean Bonnard avait insinué que le juge Favre aurait obtenu son poste de directeur d’EOS grâce aux pistons du Conseiller d’Etat Hans Wyer. Un homme politique, impliqué dans l’affaire Dorsaz, justement instruite par Favre… Le juge aurait proposé au journaliste une convention. Jean Bonnard reconnaît son honorabilité et Dominique Favre ne porte pas plainte. En bonus, il lui fournit des infos sur la mort de Clément Favre! Jean Bonnard aurait mis fin à la conversation, quitté les lieux en claquant la porte… avec le document compromettant.

« Je ne veux pas rallumer cette histoire mais si c’était à refaire, je referais ce que j’ai fait. »

Aujourd’hui, le journaliste, à qui nous avons demandé de confirmer les faits, ne souhaite plus entrer en matière. «Je ne veux pas rallumer cette histoire, écrit-il, mais si c’était à refaire, je referais ce que j’ai fait. »

Canton mouché par le TF

Dès novembre 1992, Jean-René Favre porte plainte pour connaître la vérité sur la mort de son père. «Irrecevable», tranche le juge Jacques de Lavallaz qui classe l’affaire.

Pareil son de cloche au Tribunal cantonal qui apprend à Jean-René qu’il aurait dû se constituer partie civile.

A chaque procédure, chaque appel, le compte en banque se grève de 8 000 francs. Le Tribunal fédéral, en octobre 1993, mouche les autorités valaisannes. Il les taxe de «formalisme excessif» et estime que la famille Favre a le droit de «connaître les circonstances exactes du décès, circonstances que l’enquête n’a pas permis d’élucider».

« C’est purement scandaleux, arbitraire et honteux. »

Retour à la case départ. Qu’elle le veuille ou non, la justice valaisanne doit fournir des réponses sur Clément Favre. Ce que ne dit pas le TF, c’est dans quels délais. Malgré le chambard médiatique, elle laisse pourrir le dossier durant… sept ans. «C’est purement scandaleux, arbitraire et honteux», qualifie aujourd’hui Stéphane Riand, avocat de Jean Bonnard au moment des faits.

«Plus rien ne pouvait m’arrêter»

Le 4 mai 1994, Marie-Madeleine, la maman de Jean-René quitte ce monde. Son mari, qui venait la voir toutes les semaines depuis Sion, lui manque. Elle n’en peut plus de souffrir sur sa chaise roulante, elle veut se laisser partir. Son fils comprend. Elle meurt dans ses bras avec cette dernière phrase: «Ne lâche pas ces cochons !»

«Je lui ai donné ma parole de Jeannot. Donc, dès cet instant, plus rien ne pouvait m’arrêter. J’ai dit à Dominique Favre que je serais son ombre toute ma vie. Et que je ne le lâcherai jamais, jamais !»

Tête dure, Jean-René tient ses promesses.

Seul.

Petit à petit, son frère arrête de le suivre. «Il voulait que je me taise, j’ai refusé. Le reste de ma famille m’a aussi tourné le dos. Ils pensaient que j’étais fou de m’attaquer à l’Etat du Valais et à la Justice. »

« Ils pensaient que j’étais fou de m’attaquer à l’Etat du Valais et à la Justice. »

Jean-René bosse dix-huit heures par jour dans son établissement. Il passe ses nuits à examiner le dossier. Pièces par pièces. Il pointe les lacunes, les contradictions. Il est hanté par les dernières photos de Clément, prise le 1er octobre 1992. Atroces. Sur le dos, rigide, ses maigres bras recroquevillés. Ces clichés, impubliables, alimentent des cauchemars, encore maintenant, où le fils voit son père torturé.

« Durant nos conversations, que j’enregistrais, il vomissait sur certains journalistes. Je leur faisais écouter la bande après. »

Parfois, Jean-René téléphone au milieu de la nuit à Dominique Favre. «Je lui donnais des délais pour qu’il m’envoie des documents, je les recevais deux jours plus tard en recommandé au restaurant à Genève. Durant nos conversations, que j’enregistrais, il vomissait sur certains journalistes. Je leur faisais écouter la bande après.»

De L’Hebdo à l’émission Tell Quel (TSR), ) en passant par Le Matin, les journalistes remettent la compresse régulièrement.

(Voir le Tell Quel, diffusé en 1995, absent des archives de la TSR)

 

«Quand j’étais journaliste à l’Illustré, on m’avait demandé d’écrire un portrait de Jean-René Favre, se rappelle Manon Schick, aujourd’hui directrice de la section suisse d’Amnesty International. Je me souviens de quelqu’un qui était déjà cassé, qui souffrait beaucoup. Tout le monde essayait d’étouffer cette affaire et lui, il se battait. Pourtant, il n’avait rien d’un révolutionnaire.»

La pression populaire voudrait que les choses bougent. Les instances valaisannes jouent le chronomètre, les prescriptions, l’épuisement des finances et de la santé de leur accusateur.

Convoqué par la Sûreté

Parfois, Jean-René Favre débarque sans être annoncé dans les bureaux du juge Favre puis dans ceux de Jacques de Lavallaz. «Je l’ai fait avec honneur et sans regret. Je n’ai pas de sang sur les mains. Je vous garantis qu’il tremblait, le juge Favre. Très souvent, j’ai été m’asseoir sur un banc public, en face de sa maison. Ce qui m’a valu une convocation à la Sûreté. Aux flics, je leur ai dit que j’étais content de ne pas avoir, comme eux, à pommader la Mafia.»

« J’ai jamais vousoyé un con. Et quand je parle, j’aimerais que vous vous taisiez ! »

D’emblée, Jean-René tutoie aussi le juge de Lavallaz. «Vous n’avez pas à le faire !», le réprimande le magistrat. «J’ai jamais vousoyé un con. Et quand je parle, j’aimerais que vous vous taisiez !», riposte aussitôt Jean-René.

Le 7 avril 1995, un article non-signé, sort dans Le Nouvelliste. Ce papier recense une nouvelle plainte déposée contre l’ex-juge Dominique Favre pour «abus d’autorité, séquestration et pour avoir divulgué, disent-ils, des faits découverts au cours de l’enquête, afin de justifier après coup la détention.» Dominique Favre veut riposter «pour dénonciation calomnieuse». Dans sa seconde moitié, l’article adopte la ligne de défense déployée par l’ex-juge. Sur les conditions de détentions carcérales, sur d’autres vols censés avoir été commis par Clément Favre dans le home où il résidait. Ce qui n’a pas été démontré… Bref, il fallait «l’incarcérer pour éviter qu’il ne fasse disparaître les traces de ses infractions » On peut encore lire : «Le prévenu n’avait à aucun moment, semble-t-il, manifesté de difficultés de santé.»

 

La très petite histoire veut que ce soit l’ex-juge Favre lui-même, en visite nocturne dans la rédaction du Nouvelliste avec d’autres membres du Rotary Club, de la rédaction en chef et de la direction qui aurait retouché cet article portant initialement la signature d’Eric Felley. Dégoûté par cette façon d’agir, Christian Rappaz, un journaliste sportif est monté au créneau. Comme il ne s’entendait guère avec ses supérieurs, cette croisade a servi de prétexte pour le renvoyer. Au procès pour licenciement abusif, aucun des responsables du Nouvelliste n’a contesté avoir modifié l’article en question.

« Il y avait eu effectivement une intervention extérieure pour modifier l’article le soir. Si mes souvenirs sont exacts, je rapportais des propos du juge et on avait fait sauter les guillemets, comme si c’était moi qui affirmait ce qu’il disait. Le chef d’édition m’avait averti que mon article avait changé. Alors le lui ai demandé d’enlever ma signature. Ensuite cette histoire est allée devant le tribunal où François Dayer a expliqué en gros ce qui s’était passé avec cet article. Mais il avait minimisé l’intervention de tiers sur la rédaction », nous confirme, en 2015, Eric Felley.

La ronde des plaintes

Le 5 avril 1996, Jean-René Favre, par le biais de son avocat, demande une série d’inculpations. Contre le médecin cantonal, le brigadier-chef responsable du poste rue de Conthey, le chef du département de la santé, le chef du département de justice et police et, bien sûr, contre l’ex-juge Dominique Favre.

« Je lui ai répondu qu’il devait faire dans son pantalon pour daigner parler avec l’humble marchand de frites que j’étais. »

«Il m’a convoqué alors, via un ami journaliste, au Buffet de la Gare, à Lausanne, pour que je retire les plaintes le concernant, lui. Il m’a dit que cela ne serait pas bien d’aller au procès public. En contrepartie, il m’a dit qu’il retirerait ses plaintes à lui pour harcèlements. Je lui ai répondu qu’il devait faire dans son pantalon pour daigner parler avec l’humble marchand de frites que j’étais.»

Malgré tout, Jean-René Favre offre une porte de sortie aux autorités. En septembre 1996, il propose un arrangement. Il demande à ce que le Conseil d’Etat reconnaisse l’honneur de la famille Favre et exprime ses regrets – dans un communiqué – pour «les défaillances du système judiciaires, pénitentiaires et sanitaires ». Plus un remboursement des frais occasionnés.

« Un voleur et un menteur ne peuvent pas être un homme honorable… »

Toujours en automne 1996, Dominique Favre, devant la caméra de l’émission «Mise au point», se montre intraitable. «Ce communiqué met en cause le fonctionnement de la justice, ce que je ne peux pas accepter. Monsieur Jean-René Favre demande à ce que l’on reconnaisse l’honorabilité de son père. Un voleur et un menteur ne peuvent pas être un homme honorable… »

Enième plainte de Jean-René pour atteinte à la paix des morts.

«Aujourd’hui, on ne dirait jamais de quelqu’un qui souffre d’Alzheimer et qui se fait prendre en train de voler des bonbons dans un kiosque que c’est quelqu’un qui n’est pas honorable. Tout dans cette histoire est disproportionné », observe Manon Schick.

Chapitre 3 – Dominique Favre – Justice à la valaisanne (1996)

Dans L’Illustré, édition du 24 décembre 1996, l’ex-juge Favre pose. Une photo en noir et blanc qui le représente trônant au-dessus du symbole de la justice. La fameuse balance qui, sur l’image, est équilibrée. L’article indique qu’il pourrait être condamné pour violation du secret de fonction et faux témoignage.

Pur produit PDC

Que l’on mette en doute son honorabilité à lui, Dominique Favre ne doit pas l’accepter. «Dominique Favre se révèle un pur produit du système PDC. Il vient de la haute société, d’une famille où la mère se montrait étouffante, il a des problèmes avec les faibles, il ne sait pas comment s’y prendre avec eux», commentent, en 2015, l’avocat Stéphane Riand et la journaliste Ariane Manfrino.

Après tout, Dominique Favre a rempli ses missions au plus près de sa conscience. Au début des années nonante, lorsque Pascal Ruedin, alors secrétaire général du WWF, se fait rosser par de mystérieux agresseurs, c’est lui qui mène l’enquête. Pour ne rien trouver.

Avant d’entrer comme directeur d’EOS début 1993 – un poste que certains décrivent comme une porte de sortie aménagée par le PDC – Dominique Favre travaille sur le scandale de la BCVs. Il porte sur plusieurs dizaines de millions évaporés ou détournés, on lui reproche d’investiguer en surface.

Il n’inculpe, sans les emprisonner, que les frères Dorsaz. «A l’époque, je n’avais pas toutes les pièces. »

Selon l’article de L’Illustré, Dominique Favre a nié devant le Tribunal d’Instruction pénale du Valais avoir rencontré Jean Bonnard. Pas eu de contact, pas de document officiel remis, la conscience vierge.

Cette attitude irrite le conseiller d’Etat Richard Gertschen, toujours en charge du Département de Justice et Police. Le 14 janvier 1997, suite à un article paru dans Le Nouvelliste, il rédige une missive musclée à son rédacteur en chef, François Dayer. Le papier en question se focalise sur les lacunes réparées du système carcéral valaisan après le décès de Clément Favre. Il écarte d’autres pans de la question…

Erreurs pointées

Dans ce document, jamais publié, Richard Gertschen pointe toutes les erreurs du juge Dominique Favre qui ne se trouvent pas dans Le Nouvelliste!

On ne saurait être plus clair, plus net, plus précis… Au début de cette missive, Richard Gertschen sauve ses meubles, expliquant longuement que la cellule où avait été emprisonné Clément Favre répondait à toutes les normes, car elle avait été rénovée en 1985 et inspectée en mai et juillet 1991. Richard Gertschen ne s’étonne pas non plus que le juge de Lavallaz expulse de Suisse, deux jours après la mort de Clément Favre, tous les codétenus étrangers qui étaient dans les cellules avoisinantes.

Christian Constantin en émissaire?

Selon Jean-René, durant l’automne 1997, les autorités valaisannes auraient même mandaté officieusement Christian Constantin, pour négocier. Lors d’une rencontre au Montreux Palace, CC lui aurait demandé : «Combien tu veux pour te taire ?» Des témoins de cette rencontre peinent à s’en rappeler et la confirment du bout des lèvres. Par le biais de son secrétariat, CC nous répond, le 5 mars 2015, qu’il « ne peut vous fournir aucune explication car il ne connaît pas du tout ce dossier. »

Jean-René jure, lui, de sa bonne foi.

En octobre 1997, le juge Stéphane Spahr lance une tournée générale d’inculpations. Dominique Favre pour violation du secret de fonction. Jean-René pour menaces et harcèlements téléphoniques. Et le journaliste Jean Bonnard passe aussi au tourniquet pour faux témoignage.

L’épilogue tarde.

Le jugement tombe le 7 mai 1999. L’ex-juge Favre se voit condamné à cinq jours d’emprisonnement avec sursis. Une rarissime décision. «Il n’avait aucun motif valable de révéler au journaliste Bonnard des informations relatives à l’affaire Clément Favre dont le caractère confidentiel était patent.» Dominique Favre doit s’acquitter pour 838 frs 20 centimes de frais de justice. «Mais il n’a pas été jugé sur le fond de l’histoire, à savoir la mort d’un homme. Parfois, la justice devrait accepter de s’excuser», réagit Manon Schick.

Jean Bonnard hérite de trois jours, lui aussi avec sursis. «J’ai été condamné pour avoir protégé une source. Je n’avais pas le choix. »

Sur le plan civil, Jean-René Favre est acquitté.

Jean-René Favre reçoit un dédommagement de 55 000 frs. L’état du Valais paie un monument funéraire pour ses parents, enterrés à Hérémence.  Des excuses tardives qui ne sauvent pas Jean-René de son naufrage personnel.

La spirale de la chute

En 1999, s’il a été l’ombre de Dominique Favre, comme il l’avait juré, Jean-René est devenu l’ombre de lui-même. Pourtant, son Café du Mail dit Chez Jeannot, ne désemplissait pas. En coulisses, Jean-René peine à régler ses fournisseurs. A ses clients, qui lui posent des questions sur l’affaire, il dégage en touche. «Je ne leur répondais pas, ils n’avaient pas à être pris en otages de cette affaire maffieuse. »

Lorsqu’il s’absente, lorsque sa santé ne lui permet plus d’assurer ses fonctions, il engage des remplaçants. Une fortune perdue, les liquidités s’épuisent, Jeannot ne s’en remet pas. Les dettes, les poursuites, les faillites et les maladies l’anéantissent.

« J’étais à la rue, malade comme un chien. »

«J’étais à la rue, malade comme un chien.» Progressivement, il met en ordre ses papiers avec l’AI et s’envole vers les cieux plus sereins de la Thaïlande. «Je me suis senti mis à la porte de mon propre pays…»

«Jean-René Favre est quelqu’un qui n’a pas été vraiment écouté, déplore Pierre Pauchard, ancien journaliste à L’Hebdo et qui a suivi le dossier. À sa façon, il préfigure ceux que l’on appelle aujourd’hui les lanceurs d’alerte. Ils défendent une affaire et finissent par se mettre dans des situations difficiles. Et ils se retrouvent seuls face au silence.»

Retour en magistrature

L’ex-juge Dominique Favre le redevient en 2004, à l’âge de 58 ans. Le PDC le propose à la fonction de juge de commune. Toujours avocat et notaire, il assure les fonctions de vice-président de la Fondation Berthy Bützberger. Elle soutient «les personnes âgées par une aide matérielle, physique et médico-sociale».

Depuis la Thaïlande, Jean-René observe ce Favre, avec lequel il n’a aucun lien de parenté. Il s’étonne de le voir assumer certaines fonctions avec, comme casserole, sa condamnation de 1999. «Son casier judiciaire peut très bien avoir été radié», souligne l’avocat Stéphane Riand.

 

En bonus, la loi valaisanne sur l’organisation de la justice, dans son article 8, laisse des marges. Elle ne stipule pas qu’un casier doit être vierge pour exercer les responsabilités de juge de commune. Présenté par un parti politique, son élection repose, chaque quatre ans, sur les votes des citoyens. Dominique Favre a déjà exercé trois mandats.

Agressé par un déséquilibré

A son corps très défendant, Dominique Favre, le 28 janvier 2012, attire l’attention des médias. Dans un parking de Sion, au pied de la Tour des Sorciers, un déséquilibré s’en prend à ses yeux. «Je veux te faire subir la même chose que Luca», crie-t-il. Notre fou croit que Dominique Favre s’occupe de la fameuse affaire Luca, enfant qui a perdu la vue et l’usage de ses membres à la suite d’une agression canine (version de la justice valaisanne). Dominique Favre arrive à prendre la fuite, avec des blessures aux yeux, sur le crâne et des contusions sur tout le corps.

« Je n’ai jamais rien fait de mal, je n’allais pas commencer ! »

Autour de Jean-René, on croit que c’est lui qui a mandaté, depuis la Thaïlande, quelqu’un pour rosser Dominique Favre ! «Je n’ai jamais rien fait de mal, je n’allais pas commencer !» Sur les réseaux sociaux, quelqu’un usurpe l’identité de Jean-René pour glisser des commentaires haineux contre le juge et Jean Bonnard sur le site de l’1dex. Textes qui n’ont pas été enlevés, malgré les demandes de Jean-René Favre.

Souffrant d’une maladie psychique, l’agresseur est arrêté deux jours plus tard, puis jugé «irresponsable, acquitté de toutes les charges », le 30 août 2012. Une affaire instruite, elle, en huit mois.

Hors responsabilités

Le cas de Clément Favre a-t-il servi de leçon aux autorités valaisannes ? «Grâce» à lui, le système médical a été amélioré dans les prisons du canton. Depuis 1992, l’ancien pénitencier de Valère s’est mué en lieu d’expositions. Les cellules de la rue de Conthey et le poste de la police cantonale n’existent plus, cédant leurs places aux bureaux de l’état civil. La Prison des Iles, inaugurée en 1998, offre de dignes conditions d’incarcération. Sur le principe, il reste pourtant une indéniable marge de progression.

« L’Etat du Valais se met tout le temps hors responsabilités. »

«En tant que directrice d’Amnesty International, j’ai travaillé sur quelques dossiers où l’Etat du Valais se met tout le temps hors responsabilités, souligne Manon Schick. Je me souviens d’un jugement d’un comité de l’ONU qui lui demandait de payer 40 000 francs à la famille d’un homme mort dans une cellule, au début des années 2000. La somme n’a jamais été réglée. L’Etat du Valais s’en est lavé les mains, disant qu’il n’était pas au courant. Alors qu’il s’agissait d’un jugement d’une instance internationale que la Suisse est tenue d’appliquer. C’est assez sidérant.»

Epilogue – Jean-René Favre, «Le roi genevois de la cochonnaille»

Le dimanche 19 octobre 1997, un article du Matin vante les qualités de Jean-René, dit Jeannot, le «roi genevois de la cochonnaille». Son établissement, inspiré des bouchons lyonnais, figure en bonne place dans certains guides. Jean-René Favre s’est formé auprès d’établissement prestigieux, comme Le Richemond. Il a enrichi son expérience à Zurich, puis à New York. « Je travaillais dans le Long Island chez André Berclaz, et au Perrigore Restaurant sur la 5e Avenue à Manathan et aux Raoul’s restaurant sur Street Prince. J’allais m’y perfectionner quand j’avais congé, mon métier me passionnait énormément», se souvient-il. Sur un certificat, en 1981, le patron du café le Mail, écrit : «Monsieur Favre est un employé travailleur, consciencieux et d’un caractère très agréable.»

En Thaïlande, invalide, il ne reçoit plus d’appels du reste de sa famille. «Pas même pour Noël. Je résiste en regardant la photo de mes parents. Je vais voir les étoiles, la lune, en pensant à eux. Mais il y a une chose que personne n’a réussi à me voler, c’est mon sourire.»

Joël Cerutti

PS: Durant l’élaboration de cet article, nous avons tenté d’avoir la réaction du juge Dominique Favre. Nos messages et nos mails sont restés sans réponse.

PPS: Cet article est paru en 2015 sur le site PJ Investigations – Il est à présent archivé sur le Valais Surprenant.