Parti de Sion et de La Planta, l’aérostat « Wega » a réalisé le premier vol au-dessus des Alpes le 3 octobre 1898. Coulisses surprenantes et (d) étonnantes d’un exploit périlleux qui a assuré la réputation mondiale du Capitaine Eduard Spelterini. Bien avant Yann Arthus-Bertrand, il photographiait le monde vu du ciel… dont le Valais.
Le jeudi 29 septembre 1898, à Sion, un monstre grandit sur La Planta. L’aérostat « Wega » – que tu peux appeler « ballon » ou « montgolfière » – se gonfle lentement. Le 20 septembre, il est arrivé par train depuis Zürich en pièces détachées. Depuis, il s’assemble sous la supervision du Capitaine Eduard Spelterini. Il sait de quoi il en retourne. Diplômé de l’Académie d’Aérostation météorologique de France depuis 1877, il compte déjà presque cinq cents voyages en ballons (497, si tu veux de la précision).
Le prochain, depuis Sion, comporte plusieurs légères particularités.
D’ordinaire, Spelterini s’envoie en l’air avec 1 500 m3 de soie jaune : l’aérostat « Urania ». Le « Wega » grimpe à 3 268 m3 (plus du double) et pèse dans les 1 490 kg. Et s’y ajoutent les sacs de sable, une septantaine, qui engraissent l’engin jusqu’à atteindre 3 090 kg. Depuis Sion, Le « Wega » se prépare à une première mondiale : traverser les Alpes en ballon. Le plan initial prévoit un vol jusque dans les Grisons via Uri. Sur le papier.
La réalité se contrefout des jolies théories.
Sur La Planta, le générateur de gaz à hydrogène produit dans les 100 m3 par heure. Pendant que le « Wega » prend du volume, son équipage se plie à des mondanités locales. Un parcours obligé car cet aérostat ne fend pas les airs grâce aux beaux yeux de la princesse. Eduard Spelterini a séduit mécènes et sponsors dont la commune de Sion. Celle-ci met 1 000 francs de l’époque en faveur de « l’expérience ».
Le soir du 29 septembre, un banquet décrit comme « vivant » se tient dans une « salle décorée » de L’Hôtel de La Poste. Le géologue Albert Heim – qui sera dans la nacelle avec un de ses élèves (A. Biedermann) et le météorologue Jul. Maurer – n’en finit pas de répondre à une sempiternelle et même question.
Ce futur exploit ne serait-il pas « une entreprise téméraire et inacceptable » ?
Heim se passe des services d’un expert en relations publiques.
Il répond avec didactisme : « Pas plus dangereux que l’ascension d’un alpiniste qui gravit Le Cervin ». Il ajoute que Spelterini a déjà transporté 800 passagères et passagers, tous revenus sur le plancher des vaches en pétant la forme. Cela leur va, comme CV ?
Heim et Spelterini ont d’autres soucis sous leur chapeau et casquette. Les téléphonistes et télégraphistes de Sion – « sur pied de guerre » – leur apportent de sales nouvelles du temps. À chier. Fin prêt, le « Wega » reste collé à La Planta. Le 1er octobre ? Il neige à 1 800 mètres. Le 2 octobre ? Trop instable pour tenter le coup. Le 3 ?
Je cède les prochaines lignes au journaliste du Confédéré. « Le départ du ballon Vega lundi matin à 10 h 40 par un temps découvert (…) Une foule considérable s’était massée sur la place de la Planta ainsi que sur les toits et les fenêtres des maisons environnantes pour assister à ce départ. Au moment où le commandement « Laissez monter » fut lancé, l’assistance qu’un frisson avait saisie salue les aéronautes par des bravos et au revoir qu’on eût dit sortis d’une même poitrine auxquels répondit M. Spelterini en agitant sa casquette. »
Dans le livre « Die Fahrt der « Wega » über Alpen and Jura am 3. Oktober 1898 » publié en 1899, Albert Heim situe le décollage à 10 h 53 depuis la « Place d’armes du Planta » (sic).
Il règne une température de 15,3 degrés et en sept minutes l’équipage passe de 512 mètres (altitude de Sion) à 1 840, puis 2 240 à 11 h 05. Cela part en turbo, trop peut-être, le « Wega » s’engage dans un périple qui se termine vers 18 heures, en France, à Rivière-les-Fossés.
« La descente s’est effectuée heureusement », conclut Le Confédéré, se basant sur une dépêche, « La hauteur maximale atteinte par le ballon est de 6 300 mètres et le thermomètre a marqué 22 degrés de froid. Les quatre aéronautes sont en bonne santé. » Durant les 250 kilomètres à vol d’oiseau parcourus, Spelterini ne manque pas de réaliser des photos de Montreux, Yverdon. Albert Heim et les deux collègues scientifiques tempèrent ses ardeurs car le Capitaine aurait bien visé les 7 000 mètres ! Le Wega espérait d’autres buts géographiques (St-Gall ou Turin, précise Le Confédéré), le vent en a décidé autrement pour ce premier voyage au-dessus des Alpes. De loin pas le dernier pour Spelterini.
Un appareil photo de 60 kg !
Avec ses divers ballons, Eduard Spelterini plane neuf fois au-dessus des Alpes. Il en ramène des photos stupéfiantes et d’une immense valeur historique. Réaliser des clichés d’une telle qualité tient de l’exploit. Dès 1893, Eduard Spelterini s’est révélé le premier en Suisse à tenter l’expérience. Depuis le bord de sa nacelle, il capture les paysages sur des plaques de verre. L’appareil photo de l’époque pèse entre 40 et 60 kg, le temps d’exposition se fixe au 30e de seconde. Pas stable s’abstenir ! Le Cabinet des estampes de nos archives fédérales et notre Bibliothèque nationale possèdent 130 photos de Spelterini (dont une trentaine concerne le Valais, sélectionnée plus haut).
Jusqu’en 2007, nos archivistes en ignoraient l’existence car elles n’avaient pas été identifiées !
Eduard Spelterini, avant la Première Guerre mondiale, les utilisait pour gagner sa vie. Il les colorisait, il parcourait l’Europe avec elles, les exposait et tenait des conférences (plus de 600 !). Elles ne se cantonnaient pas à la Suisse mais offraient des vues du monde entier depuis le ciel. Un ancêtre de Yann Arthus-Bertrand, quoi…
Spelterini : opéra, trapèze, champagne et poules !
L’existence d’Eduard Spelterini passe des ballons aux ballons. Son père, Sigmund, tient une auberge dans le Toggenburg. La famille Schweizer (vrai nom de Spelterini) quitte Saint-Gall vers 1860, Eduard passe tout juste le cap de ses 8 ans. Elle s’installe à Côme, Eduard fréquente les écoles de Lugano. Pourvu d’un puissant organe vocal, son premier parcours de vie le destine à devenir chanteur d’opéra. Il se forme à Milan puis Paris. Une pneumonie met fin à ses ambitions lyriques, il s’aiguille vers la profession d’aérostier.
Selon ses biographes, il s’agit de l’une des versions plausibles autour de sa jeunesse. Spelterini se serait ingénié à brouiller les pistes trop ternes.
L’apprentissage d’aérostier dure quatre ans. Après dix-sept ascensions en solitaire, il décroche son diplôme en 1877. Il confie aux ateliers Surcouf la manufacture de son premier aérostat, « Urania ». Doté d’un fort sens du spectacle, il change Schweizer en Spelterini. L’« Urania » tutoie les cieux pour la première fois le 5 octobre 1877 à Vienne. Le « capitaine » transporte son ballon de Paris à Moscou, du Caire à Londres.
Sur les affiches, Eduard se donne en plus du Signor. Vers 1888, il s’associe avec Leona Dare, une trapéziste américaine qui réalise des acrobaties aériennes. Suspendue par la mâchoire en dessous de la nacelle, elle monte depuis le Crystal Palace de Londres jusqu’à 1 500 mètres devant les regards ébaubis de 62 000 spectateurs.
À sa manière, Spelterini assure aussi le spectacle ! Dans la nacelle, il empoigne sa guitare et entame quelques arias ou chants populaires italiens. Il restaure ses passagers, sort d’un panier de pique-nique des côtelettes froides ou sert du champagne. Il complète la griserie de l’altitude par celle des bulles. Il s’arrange pour que des journalistes soient gratuitement de la partie, ce qui lui assure une pub à l’œil. Le public paie un droit d’entrée « convenable » et admire le décollage de l’« Urania ». Les voyageurs se composent des clients « téméraires » de la bonne société ou de chercheurs.
Progressivement, Spelterini glisse du showbiz vers la science.
Peu après son retour en Suisse (1891), il s’intéresse à la photographie. Ses heures de gloire s’arrêtent durant la Première Guerre mondiale. Les premiers avions le rendent obsolète aux yeux du public. Spelterini se marie avec Emma Karpf en 1914. Il prend sa retraite à Coppet, s’essaie à des retours bancals, et se range définitivement en Autriche, à Zipf. Dans une ferme, il élève 300 poules et sa famille tient grâce à la vente de leurs œufs au marché. Celui qu’on baptisait « L’Aigle des airs » survit par le bon vouloir des gallinacées. La plume du destin écrit d’amères biographies.
Eduard quitte ce monde terrestre le 16 juin 1931. Depuis ses ballons, Spelterini appréciait par-dessus tout le calme et le silence. « Ce faisant, je sais qu’infiniment moins d’incompatibilité déchirante, infiniment moins de soucis autour de l’argent, des biens, de l’honneur, et de la notoriété seraient dans le monde, mais aussi infiniment plus de vie intérieure et de paix de l’âme. », décrit-il.
Joël Cerutti
Super témoignage