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Parti en piste, un duo d’Anniviards roule dans la farine une journaliste crédule du Nouvelliste. Les compères livrent un faux scoop sur des chèvres, victimes d’une étrange épidémie, dont le pelage adopte des teintes rouges, vertes et bleues. Et ça marche !

 

Le vendredi 16 octobre 1964, un encadré des plus singuliers, en page 27 du Nouvelliste du Rhône sème le trouble dans le Val d’Anniviers. L’immense titre et les neuf lignes qui suivent ont de quoi rendre perplexe, faire froncer les sourcils, susciter le doute, l’angoisse. Je te reproduis l’article dans sa brève intégralité.

Les dessous de cette cocasse histoire, Jean-Louis Claude de Zinal te les révèle dans son génial ouvrage « Histoires heureuses et malheureuses du Val d’Anniviers » (Les Zéditions Anniviers – 2015). La veille, soit le jeudi 15 octobre, Bernard Crettaz (exact, le sociologue, alors âgé de 26 ans) et son ami Bernard Zufferey partent en goguette.

À Sierre, ils entament une tournée générale des bistrots le long de l’Avenue tout aussi générale du brave Guisan. Ils ont l’alcool malicieux, ce qui renforce un trait d’esprit typiquement anniviard.

Vétérinaires paniqués

 

Une pauvre journaliste, Thérèse Perraudin, les croise fort éméchés. Le duo allume une rumeur qu’il invente spontanément. Sur les hauteurs du Val d’Anniviers, une « grave épidémie » a frappé 150 chèvres. « Les gens sont pris de panique, même les vétérinaires ne savent plus quoi faire face à cet étrange phénomène, parce que les chèvres changent de couleurs », détaille Jean-Louis Claude de Zinal dans son livre.

C’est tellement gros de chez épais, comme pseudo-info, que cela ne peut être qu’authentiquement véridique, voyons ! Thérèse Perraudin, correspondante du Nouvelliste pour la région de Sierre, gobe le canular. Elle a jadis reçu des tuyaux sérieux de Bernard Crettaz pour d’autres articles.

Attablés dans un café, en face de la journaliste, Bernard et Bernard en remettent quelques couches délirantes. En une nuit, les bestioles caprines ont viré au vert, au bleu ou au rouge. Devant ces pelage bigarrés, le vétérinaire cantonal, appelé d’urgence sur place, reste stupéfait. « Ils rajoutent pour donner plus de crédit à leur affabulation que comme ils étaient universitaires, les autorités de la vallée les avaient chargés de s’occuper de ce cas unique dans le monde de la science vétérinaire et des connaissances épidémiologiques », ajoute Jean-Louis Claude de Zinal. Thérèse note tout religieusement. Les deux Bernard repartent, eux, sur les sentiers de l’éthylisme convivial. Ils sont convaincus que la demoiselle n’est pas dupe, que jamais elle ne publiera quoi que ce soit sur leurs chèvres bariolées.

Le lendemain, c’est en manchette du Nouvelliste : « Étrange épizootie en Anniviers 150 bêtes abattues. »

 Chèvres dans la fontaine

 

Les Bernard (bis), la tête un peu dans le cul, se rejoignent au Café des Alpes de Vissoie. Les clients du bistrot ont bien sûr deviné de qui vient une telle énormité et se tapent sur les cuisses. Nos zozos en mènent moyennement large. Car d’autres petits rigolos ont pris le relais. S’appuyant sur le si crédible article du Nouvelliste, ils ont appelé des propriétaires de chèvres, leur ordonnant d’aller tout de suite nettoyer leurs quadrupèdes dans la fontaine de leurs villages, à titre hygiénique et préventif. Entre-temps, La Tribune de Lausanne et La Tribune de Genève ont repris l’information qui circule dans toute la Suisse romande.

Convoqué au poste

La maman de Bernard Crettaz fond en larmes lorsqu’elle apprend que son fils est à l’origine de cette douce connerie. Elle lui dit qu’il pourrait finir en prison. Bernard appelle l’avocat Aloïs Theytaz, fort amusé, qui lui conseille de se dénoncer au Nouvelliste en fin de journée.

D’où le rectificatif acide parut le samedi 17 octobre 1964.

 

La menace de la dernière phrase ne reste pas lettre morte. Un mois plus tard, Bernard Crettaz est convoqué au poste de police de Vissoie, interrogatoire mené par l’agent Voeffrey. Seules trois questions sont posées. A-t-il voulu nuire au Service vétérinaire ou aux éleveurs de petit bétail ? Est-ce qu’il regrette ? Réponses : deux non et un oui plein de contrition. Pour expirer cette faute, cette grande faute, la séance se termine en apéro au Café des Alpes. Affaire classée sans suite.

Trop « constipés »

Jean-Louis Claude de Zinal dédouane les deux Bernard dans son livre, argumentant que la farce était alors « permanente » dans le Val d’Anniviers, qu’il s’agissait « d’un jeu social ». Las, les temps ont changé. « Aujourd’hui, on ne pourrait plus faire des canulars car les gens sont devenus trop « constipés » et les conditions ne s’y prêtent plus. », tranche l’auteur. Il y aurait comme un défi derrière cette phrase. Avec les réseaux sociaux, lancer des fakes news sur les chèvres ne présenterait aucun problème. Car dans notre univers numérique, tout le monde devient aussi naïf que Thérèse Perraudin et ne prend guère le temps de recouper les infos. Il y a de la terre vierge, je te le dis !

Joël Cerutti

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