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Automne 1984 : la Suisse veut promouvoir ses stations aux États-Unis et y met de gros moyens. Elle arrache deux blocs d’environ 200 kilos chacun au sommet du Cervin. Une opération menée avec la souriante bénédiction de Zermatt. En octobre 1986, André Bucher vient poser une sculpture en bronze, pesant 70 kilos, en guise de remplacement ! Et là Zermatt montre les dents.

 

Septembre 1984, l’objectif est d’arracher deux gros blocs d’environ 200 kilos au sommet du Cervin. Le duo serait ensuite acheminé en plaine, transporté par hélicoptère. Par trois fois, « grâce » à des conditions météo dignes d’une Reine d’Aproz (un temps de supervache qui pisse, en clair…), le rapt est renvoyé ! « C’est comme si la « reine des montagnes » se défendait face à ses ravisseurs », poétise une dépêche de l’Agence Télégraphique Suisse (ATS) le 27 septembre. Le 16 octobre 1984, l’ATS surenchérit par « comme si le Cervin se refusait de se donner de pareille façon ». Pourtant, ce jour-là, la mythique montagne a craché ces deux gros morceaux.

« C’est en début d’après-midi de mardi qu’un hélicoptère d’Air- Zermatt, piloté par Fritz Althaus déposait au sommet du Cervin trois des meilleurs guides de Zermatt : Bruno Jelk, chef de la colonne de secours, Ludwig Imboden et Leo Imesch qui ont hissé les cailloux dans un filet pendu sous l’hélicoptère qui les ramena à Zermatt sans problème. (…) Selon l’office de tourisme de Zermatt, toutes les réactions enregistrées sont positives. Les guides et amis de la montagne ont trouvé l’opération « phénoménale » – certains touristes cependant ont trouvé regrettable le départ définitif du sommet du Cervin Outre-Atlantique. »

En Amérique de façon définitive

Eh oui, nos titanesques cailloux valaisans s’envolent et loin ! La Confédération cherche à marquer les « Cent ans de sports d’hiver en Suisse » et les esprits américains. Les blocs, acheminés d’abord sur Genève, prennent un vol gratos offert par Swissair. Ils effectuent une halte sur Zurich puis entament une tournée dans plusieurs stations américaines, notamment dans le Colorado ou l’Utah. « Plusieurs personnalités telles l’ancien président américain Gérald Ford, des vedettes de cinéma et de la télévision américaine ont d’ores et déjà promis leur participation aux manifestations tendant à mieux faire connaître les stations d’hiver helvétiques à l’occasion de ce centenaire », explique le journaliste de l’ATS. Le spectaculaire prélèvement de ces rochers reçoit la bénédiction de la bourgeoisie de Zermatt, propriétaire du Cervin. Celle-ci, sans trop y croire, aimerait bien qu’on les ramène après leurs pérégrinations made in USA. Ce qui ne sera bien sûr pas le cas ! « Les deux cailloux resteront à jamais en Amérique, une plaque devant rappeler l’histoire de leur provenance », indique l’ATS le 16 octobre. Pour ta gouverne, et selon René Arbellay (Le Valais, chronique illustrée de la préhistoire au XXIe siècle  – 2005), un de ces deux blocs a bouclé sa saga au Canada, devant la Tour de Toronto. Il serait scellé au pied de ce building qui atteint les 702 mètres…

Imagine juste en 2020 le bad buzz que déclencherait une telle idée ! Le pillage du patrimoine alpin, la pollution de l’hélico et l’immonde empreinte carbone avec le vol jusqu’aux États-Unis, le tout financé en partie par Credit Suisse et l’UBS, tu aurais de quoi saturer les réseaux sociaux ! En 1984, Zermatt s’en tape du sommet du Cervin comme de son premier gravier. L’ATS ajoute, en plus, que cette amputation tient de l’habitude… « Ce n’est pas la première fois que le Cervin se voit dépouillé de ses cailloux. Avant la guerre déjà, une cordée accompagnée d’un notaire, munie d’un altimètre, enleva la pierre se trouvant au point le plus haut de l’arrête enneigée du Cervin. Ce caillou, conservé dans un musée de Berlin, a disparu dans un bombardement pendant la Deuxième Guerre mondiale. En été 1983, une cordée conduite par le guide René Mayor et comprenant les alpinistes Othmar Gay de Verbier et Pascal Thurre, de Saillon, arracha à nouveau « le sommet du Cervin » pour le ramener dans la vallée. Il s’agissait alors d’un morceau de deux kilos descendu dans un sac de montagne. »

L’indignation d’André Bucher

Dans l’année qui suit, Le Nouvelliste et ses divers correspondants régionaux tressent des éloges à cette idée jugée génialissime… Je te glisse trois exemples.

Le Nouvelliste – 7 novembre 1984

Le Nouvelliste – 5 octobre 1985

Le Nouvelliste – 28 novembre 1985

Un artiste ne participe pas à cette liesse : le sculpteur genevois André Bucher. Le 3 octobre 1986, l’ATS donne quelques échos à son indignation.

« Un bloc de bronze de septante kilos a été posé par un hélicoptère venu de Genève au sommet du Cervin dans le but « de remplacer le caillou offert aux Américains » il y a deux ans. Le sculpteur genevois André Bucher qui est à l’origine de cette opération insolite entend par là protester contre le fait qu’on a porté atteinte au patrimoine national en donnant un morceau de notre pays à des étrangers. Ce bronze a été solidement fixé dans le massif valaisan par des alpinistes, et cela au moyen de ciment et pitonné. Le sculpteur genevois a même entrepris des démarches pour que le caillou du Cervin qui fit parler de Zermatt dans le monde entier soit restitué aux Valaisans. Dans les milieux alpins de la station, on a souri à cette opération en faisant remarquer que le Cervin « n’en finit pas de servir à la publicité. (…) Les guides relèvent que nombreux sont les alpinistes qui chaque année s’en vont aux quatre coins du monde en emportant un morceau de la reine des montagnes. Ils relèvent d’autre part, non sans humour, que chaque saison, parfois chaque jour « des tonnes de cailloux dévalent le Cervin et qu’on serait très heureux à Zermatt si les Genevois les ramenaient au sommet… »

André Bucher sur Wikipedia.

C’est un tout futé de chez malin, André Bucher. Un article paru dans L’Illustré du 8 octobre 1986 met sur la balance des intentions entre canular et patriotisme. André Bucher, juste pour te le recadrer, tu admires une de ses œuvres, plantée sur les hauteurs d’Evolène :

Profond amour de la montagne

André Bucher sculpte alors la lave – ce qui contribue à sa notoriété ­­­­ – et personne ne nie sa réelle passion pour la montagne. Deux extraits de L’Illustré :

L’Illustré – 8 octobre 1986

Prothèse sauvée par Pascal Couchepin

André Bucher en train de sculpter la prothèse du Cervin. Photo tirée du site: http://www.andrebucher-sculpteur.ch/

Photo Cyril Kobler parue dans L’Illustré et reprise sur le site http://www.andrebucher-sculpteur.ch/.

Ce retour de manivelle, Zermatt le goûte du bout des lèvres. Le 14 novembre 1986, toujours via une dépêche de l’ATS, ses autorités mettent André Bucher au pied du Cervin et de ses responsabilités. « L’exécutif de Zermatt exige maintenant que M. Bucher « retire la prothèse de bronze illégale aussitôt que les conditions météorologiques le permettront. Au cas où le sculpteur ne le ferait pas, le Conseil fera retirer la pierre aux frais de M. Bucher. » L’artiste reçoit alors une aide et un soutien inattendu, celui de l’avocat Pascal Couchepin ! Avec un tel Zorro au barreau, la prothèse de bronze est « juridiquement » tolérée car personne ne peut dire avec exactitude si l’œuvre se trouve du côté suisse ou italien ! Sur le terrain, des autochtones l’escamotent en toute discrétion médiatique. Au printemps 1987, une expédition punitive la déboulonne et, selon une source anonyme, l’aurait jetée dans un glacier. André Bucher décède en 2009. Sa fille Marina, quelques années plus tard, range l’atelier paternel et met la main sur deux autres prothèses. Le 13 septembre 2012, filmée par la RTS, Marina constate de ses propres yeux la réalité du courroux de Zermatt :

https://www.rts.ch/play/tv/couleurs-locales/video/vs-la-prothese-en-bronze-scellee-sur-le-cervin-en-1984-par-lartiste-genevois-andre-bucher-a-aujourdhui-disparue?id=4272010

Julie, dans La Tribune de Genève, rebondit sur ce reportage.

Tribune de Genève – 27 septembre 2012

 

Sur nos monts, etc.

Depuis 2012, plus aucune nouvelle de ce vœu pieux dans la presse… Marina semble avoir écouté le sage Couchepin. Elle crée des ceintures, des boucles, des sacs et des bijoux sous la marque Ninamarina.

Entre-temps, disons que le sommet du Cervin connaît d’autres soucis. Entre juillet et août 2019, la presse s’inquiète du dégel de son permafrost. Y’aurait-il risque d’effondrement ? Peut-être… dans plusieurs décennies ou voire quelques siècles selon les spécialistes qui s’affrontent sur la question autant que les autorités de Zermatt avec André Bucher. Les exacts 4 477,54 mètres du Cervin ont de beaux jours devant eux, ils annoncent un brillant réveil ensoleillé sur nos monts, et louent le ciel où montent les accents émus d’un cœur pieu. Les beautés de la patrie, quoi… (1)

Joël Cerutti

(1) Toute influence du 1eraoût qui s’approche est à prendre en compte dans cette conclusion.

 

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