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Dans son genre, la collection de livres d’arts réunie depuis 50 ans par Bernard Wyder est unique au monde. Visite hallucinante aux alentours de Riddes avec une question en filigrane : quel est son futur ? Il serait temps de trouver une solution cohérente. C’est ça ou la benne.

 

Quelque part aux abords de Riddes. Une clé pour accéder à l’étage via un ascenseur. La porte s’ouvre sur un entrepôt, Bernard Wyder enclenche des lumières qui ont de la peine à percer entre les rayonnages des bibliothèques. Les néons éclairent de l’hallucinant. Ce qui nous apparaît tient du titanesque. Sans exagérer. Je contemple avec stupeur l’incroyable profusion d’ouvrages classés méthodiquement sur les étagères.

Trouvés au Village du Livre, chez les bouquinistes, chez Emmaüs… Trouvés partout où se nichent des livres.

Toutes publications confondues et dans son genre, il s’agit d’une collection de livres d’arts unique au monde. Cette visite s’est initiée au hasard d’une rencontre avec Bernard Wyder dans une librairie de St-Pierre-de-Clages le samedi 11 janvier 2020. Feu vert, on suit sa voiture blanche. Quelques minutes d’un trajet qui mettent fin à presque dix ans de patience ! Ah que oui que j’en avais entendu causer de ce Monstre ! Ah que oui que j’aurais voulu déjà le mettre en valeur dans un de mes deux guides imprimés ! Un frein rongé jusqu’à l’essieu plus tard, le plaisir se révèle à la hauteur de l’attente.

Le point d'honneur à réunir des collections complètes.

Le point d’honneur à réunir des collections complètes.

Bernard Wyder nous assène d’emblée, à mon amie Rita et à moi-même : « Quand je meurs, tout ça passe à la benne ! »

Et vlan ! Direct, pas de chichis ou de fioritures, c’est le genre de Bernard que je connais depuis presque cinquante ans ! Quasi à l’époque où il a commencé à récolter ces trésors, à savoir 1971.

Bernard insiste sur un distinguo. Ce que nous voyons autour de nous n’a rien d’une bibliothèque privée. Il s’agit – je réutilise le mot pour que tu l’assimiles – d’une co-llec-tion ! De livres ou de tout ce qui tourne autour de l’art, ce qui laisse un éventail d’acquisitions quasi infini ! Capito ?

En guise d’estocade préliminaire – la visite n’a pas encore commencé – Bernard ajoute que nous ne contemplons là « que » le 65 % du volume global. Il a encore 800 mètres linéaires chez lui. Comme tu as peut-être besoin de balises chiffrées, voici 15 ans, la collection a été estimée à plus de 100 000 exemplaires.

Des ouvrages venus des Pays de l’Est, de l’Italie, d’Amérique…

Depuis elle a encore-toujours-logiquement prospéré. « Ce que j’ai là, à 70 %, ne figure pas dans les bibliothèques ou les Médiathèques… » Et d’ailleurs, dans l’hypothèse d’un référencement officiel, il aussi été calculé que cela occuperait trois personnes à plein temps sur cinq ans.

Et c’est à ce moment que l’on commence à se perdre dans les entrailles du labyrinthe, une visite commentée qui prend environ dans les deux heures.

Pour Bernard Wyder, le XXe siècle marque une richesse inégalée dans la qualité des impressions ou des éditions liées aux arts. Il te le prouve très vite dans une vertigineuse diversité de thématiques ou de supports. T’aventurer dans ces méandres, c’est te nourrir de peintures, de sculptures, de photos, d’architecture, de BD… C’est immortalisé sur du papier imprimé – ce qui change des lisses numérisations sans relief – et cela prend les formes d’ouvrages classiques et classieux, de guides, de catalogues, de cartes postales, de dépliants, de sets, de cartons d’invitation voire d’opercules. Bernard met un point d’honneur dans l’acquisition de collections complètes, parfois avec des titres déclinés sur plusieurs supports, ou éditions. « La question qu’on me pose tout le temps, c’est si j’ai lu tout ça. Ben oui, connard ! », précise Bernard, prouvant que ses 75 ans n’altèrent pas son sens de la diplomatie.

Je ne te tartinerai pas des paragraphes sur ce qui est quasi impossible à décrire (3 500 signes, c’est déjà pas mal !). D’une travée à l’autre, Bernard Wyder te fournit des informations dont l’érudition se révèle aussi colossale que sa collection. Ses élèves de l’ECAV – à qui il enseignait l’exigence dans l’histoire de l’Art – l’avaient surnommé le « disque dur sur deux pattes ». Et il n’y a pas l’ombre d’un bug dans l’exhaustivité.

Autour d’une simple dédicace de Le Corbusier se tisse toute une intrigue de faits recoupés.

Depuis environ deux décennies, quatre volontés de pérenniser cette collection se sont présentées.

Ce qui signifie la reprendre et la mettre, dans un lieu adapté, à la disposition des personnes intéressées. Ces approches se sont soldées par des impasses. Une nettement plus sérieuse que les autres s’est traduite par la commande d’un rapport à Michel Melot. Cet expert, en 2005, pose de fascinantes observations sur neuf pages.

Comprends juste qui est Michel Melot avant que je ne poursuive dans les citations. Tu googelises le nom et tu comprends la dimension de son expérience. Conservateur à la Bibliothèque nationale de France, directeur de la Bibliothèque publique d’information du centre Georges Pompidou ou encore une des chevilles ouvrières de la nouvelle Bibliothèque nationale de France, cela te suffit comme pedigree abrégé ?

C’est donc lui qui passe cinq jours à St-Pierre-de-Clages pour estimer les tenants et les aboutissants. Et il n’a de cesse que d’en souligner l’exceptionnelle singularité ! Il s’agit d’un joyau destiné aux historiens ou à « des amateurs de livres d’art » réalisant des recherches particulières. Ils exhumeront là ce qui ne figure pas dans les établissements institutionnalisés. Notamment des ouvrages pointus et rarissimes publiés en leurs temps par des banques italiennes dont la diversité te laisse pantois.

Michel Melot anticipe sur une exploitation future sans renâcler non plus à la dépense. « Cette ambition suppose qu’on y consacre quelques moyens : outre le personnel, un local d’environ 1 000 m2, au moins cinq km. de rayonnages (l’actuelle collection en occuperait déjà trois), des salles de tri, le travail de consultation, un budget d’acquisition, un autre de fonctionnement incluant le catalogage et le conditionnement des pièces en cartonnages, et leur éventuelle numérisation. »

Michel Melot préconise l’acquisition helvétique du Monstre.

« La Suisse a de toute évidence un devoir vis-à-vis de cette collection, constituée sur son territoire par un de ses citoyens. Elle a aussi une légitimité à la revendiquer et à l’entretenir, le rôle majeur qu’elle a tenu dans l’histoire de l’édition de l’art des collectionneurs lui donne une légitimité certaine qui n’est certainement pas étrangère à la constitution de cette collection. » Melot la compare à une œuvre sans cesse en devenir. « Si M. Wyder est associé à son développement dans un cadre institutionnel, il faudra trouver un statut qui lui permette de poursuivre son œuvre dans le même esprit de liberté tout en respectant les exigences de la gestion publique. » C’est daté du 13 juin 2005 et le statu quo règne depuis.

A l’entrée et dans l’attente d’être rangés.

Nos responsables culturels ont tenté d’appréhender la chose, d’abord avec ce qui semblait être des intentions louables. Elles avaient décidé de calculer une valeur patrimoniale de la collection plutôt que vénale. Puis cela s’est embourbé dans ce que Bernard ressent comme du dédain.

Tu écartes la subjectivité et tu juges la réalité des faits. À savoir des lettres bien mortes en 2020 face au devenir de cette inestimable collection. Le risque de la disparition ou de l’éclatement tient lui d’un constat sinistrement objectif. La benne menace. La benne menace vraiment. Qui voudra à nouveau jeter les dés ? Se mouiller ? Oser ? Il y aurait comme des points d’interrogation qui attendraient des solutions positives.

Joël Cerutti

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