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Monthey, septembre 2019 ©Florian Cella/Editions Favre

 

Le photographe martignerain Claude Dussez s’est allié avec le romancier Quentin Mouron pour « Lost » (Editions Favre). Un ouvrage plus qu’étonnant sur les ruines d’une Amérique. Tu sais quoi ? Je lui ai trouvé plein d’intersections avec le Valais ! Interview du tandem, juste avant leur dédicace à la librairie « Des livres et moi ».

 

Claude Dussez n’a pas envie d’être sympa avec les psycho(f)rigides qui rangent les talents dans des cases. Les administratifs qui l’ont catalogué jadis caricaturiste, puis dessinateur, puis peintre, puis scénariste, puis chroniqueur, puis photographe d’artistes, exécutent des triples axels dans leurs tombes.

Claude Dussez les surprend et m’étonne encore avec « Lost » un gros pavé dans la mare des habitudes. Un ouvrage où il nous montre que les États-Unis sont bien à l’Ouest du rêve américain. Pour les mots de « Lost », il mobilise Quentin Mouron avec qui il s’est senti quelques affinités poussées. « Oui, il est à la mode, Quentin, mais ce n’est pas volontaire de ma part ! » me garantit Claude aux côtés de l’intéressé. Le samedi 14 décembre, j’interroge le duo durant une heure dans un bar scotché à la librairie « Des livres et moi », Martigny. D’abord dans les règles de l’art, ensuite avec des réactions autour d’autres photos. Tordu ? Suis le mouvement, laisse-toi aller, c’est mieux qu’une valse.

 Partie 1 – « Lost » quand ils sont back to the USA…

Voici quelques décennies, au retour de voyages, des pervers te flagellaient la rétine avec des soirées diapos. Aujourd’hui, certain.e.s te collent leurs smartphones sous le nez. Ils te les brisent, les narines, avec un interminable exotisme numérique. Avec Claude Dussez et Quentin Mouron, cela se déroule autrement.

Le livre massif « Lost » (Editions Favre, 224 pages) est le bébé issu de vacances prises par les Dussez aux États-Unis. « Ma famille le voit vraiment comme un album de photos qui relate nos voyages », explique Claude. Entre 2015 et 2019, ils ont traversé des endroits mythologiques rongés par la désertification de l’oubli, du passé, de l’usure. L’œil au repos du farniente, Claude aurait pu déposer ses objectifs, se rouler les pouces et ne mettre aucun index sur un déclencheur ! Euuuh… non ? Quasi ébahi derrière ses lunettes, Claude me rétorque : « Quand tu es photographe ! ? Sur un tel terrain de jeu ? Ne pas prendre d’appareil ? ! » Oui, bon, j’ai compris, elle était conne et hors propos, ma question.

USA en ligne directe

Jusqu’alors, depuis 2007, Claude a capturé des instants magi-magnifiques sur les scènes romandes ou dans des ateliers, figés avec talent des performances d’artistes. Un univers d’ego où tu négocies… beaucoup. « Il faut quémander la moindre autorisation. Avec les photos de « Lost », j’étais dans une nouvelle liberté. » Celle de s’imprégner des légendes du monde américain sans avoir d’intermédiaires : ligne directe garantie.

Résultat des courses/des explorations : « Lost », un titanesque monstre qualitatif, qui pèse sur tes rayonnages. « On n’a jamais caché que cela ne serait pas un livre de poche, complète l’écrivain Quentin Mouron. S’il pouvait y avoir des incertitudes, des craintes, notre binôme a sans doute éveillé l’intérêt de notre éditeur et de sponsors sensibles au projet. » Quentin, Claude l’a croisé dans ses pérégrinations culturelles. Le sieur maniait une nature d’écriture en adéquation avec les images sublimement dépouillées ramenées des États américains.

Pas de concours de forces

Claude a géré l’alphabet complet du projet, de A à Z, signant aussi la mise en scène/page de l’ouvrage. « Lorsqu’un photographe travaille avec un graphiste, c’est souvent un concours de forces, il peut y avoir des incompréhensions. »

« Du brouillon à la maquette finale, cela a collé entre nous, ajoute Quentin. Claude savait rendre justice au texte, il s’agissait là d’un concours d’intelligence, de circonstances favorables où chacun avait ses libertés. » Jusque dans les opinions, ces libertés. Claude croit dans la reconstruction du genre humain, un avenir. Quentin se montre plus sceptique envers les neurones des bipèdes et leurs futurs. Opposition Claude entre Quentin ? Trop facile, mon gars ! Les compères évitent le piège. « Nous nous complétons dans nos différences, assure Quentin. Dans ses photos, il y a des ruines d’humains, des silhouettes, des traces… » Et Quentin met ses empreintes syntaxiques dans cet univers. « J’ai écrit mon texte après une rupture. Je m’étais enfermé chez mes parents. Dehors, c’était la canicule. J’ai évoqué le désert de ma vie intérieure ou celui de mon ancien couple. »

L’osmose fonctionne, cela accouche de l’inclassable, du bô comme pas permis que cela devrait être remboursé par ton assurance de base. Tu en veux plus ? Insatiable, va !

Partie 2 – Find « Lost » in Valais

À ce stade du papier, quelque part, dans un reportage conventionnel, j’aurais rempli mon contrat. Ce qui ne me convenait que modérément. Durant toute la découverte de « Lost », j’y ai trouvé des échos visuels ici, en Valais. Je me suis dit que je pouvais soumettre mes photos du canton aux regards de Claude et de Quentin. À travers ces clichés, ils pouvaient se confier librement sur leurs démarches. Tu saisis l’astuce du truc ? C’est un effet boomerang, miroir, biaisé, (un peu) gonflé car je me situe au niveau du tâcheron face à mon tandem. Tu sais quoi ? J’assume ! Pis ça a marché !

Photo 1 – Le contraste

Sierre, Cité du Soleil, pas sous son jour le plus radieux. Le jeu des contrastes entre diverses réalités ?

Claude : Lorsque je pars en reportage, en voyage, je n’imagine jamais la photo que je vais faire. Je ne me dis pas : « Je vais jouer sur les contrastes ». Il n’y a rien de structuré, c’est le moment qui décide. Je ne suis pas un photographe de studio, je fais avec ce qu’il y a !

Quentin : J’enseigne la littérature et je dis souvent à mes élèves que, dans une dialectique hegelo-marxiste, que c’est dans les contrastes et les oppositions qu’ils percevront le sens. Juste avant, lorsque je suis arrivé en gare de Martigny, j’écoutais du Wagner et face à moi il y avait une haie d’immeubles moderne. Il y avait le contraste entre ces choses mises en place et le rythme de la musique.

Photo 2 – La facilité

Quelques photos de Street art dans « Lost ». En voici une prise sur la palissade du chantier de l’ancienne Matze à Sion.

Claude : Contrairement à ce que l’on croit, le Street art se révèle compliqué à photographier. Il n’y a pas un grand intérêt à montrer seulement une œuvre. Il faut la mettre en perspective, trouver autre chose, un autre angle. C’est comme aller dans un musée et ne photographier que les tableaux. Ce qui est intéressant, c’est de montrer le comportement des gens devant les œuvres et celles-ci se posent au second plan.

Photo 3 – La fierté des drapeaux

Comme l’Américain, le Valaisan hisse ses couleurs, ici en 2013, sur une route qui mène à Savièse.

Claude : Dans « Lost », il y a des photos de drapeaux américains… que certains lecteurs ont confondus avec ceux qui affichent des étoiles valaisannes (rires). C’est vrai que dans chaque ville, aux États-Unis, il y a des mâts monstrueux qui portent de lourds drapeaux qui donnent l’impression de flotter au ralenti. C’est comme c’est chez nous, ce n’est pas du chauvinisme, mais la fierté du lien.

Quentin : Les États-Unis sont aussi un pays qui est perpétuellement en guerre. Il y a ce besoin de marquer son identité. C’est une fierté que j’ai retrouvée jusqu’aux fonds des déserts.

Photo 4 – Les répétitions

Ma photo de juillet 2019 fait écho à une de Claude, en page 114 de « Lost » (tu n’as qu’à l’acheter pour savoir). Comment éviter les répétitions de thèmes dans un livre aussi copieux ?

Claude : J’ai réalisé la maquette de « Lost » toujours à l’instinct.  Au début, tu ne sais pas forcément où tu vas car le livre n’a pas de chronologie dans les dates ou ne suit pas un itinéraire géographique. Tu poses une photo sur une double page, cela fonctionne, cela te suffit. Puis cela devient un immense Rubik’s Cube de 200 pages, tu déplaces quelque chose, cela a des impacts sur le reste. Je me suis donné une liberté totale, je l’ai construit comme un récit d’où des analogies avec le texte.

Quentin : En écriture, si l’on ne se répète pas, parfois, on n’est pas assez compréhensible. C’est comme des variations dans un thème musical. Il faut aussi faire attention à ce que la répétition ne devienne pas étouffante. Comme dans une scène qui revient, les ressemblances doivent se justifier. Cela dépend du projet de base. Ici, j’ai pu puiser dans un stock d’images. Je me suis posé des questions sur la longueur du texte, ses motifs, sa sonorité.

Photo 5 – La poésie des panneaux

Photo fournie par Jean-Louis Pitteloud, l’annonce ironique d’un rond-point à presque 2 000 mètres d’altitude. Dans « Lost » énormément de panneaux, d’enseignes.

Quentin : Aux États-Unis, il y a des traces partout, même au-delà des routes, pour vous indiquer que vous êtes toujours sur Terre ! Il y a comme un décalage humain avec la réalité. Il y a des indications dans des lieux où personne ne passe mais ainsi la signalisation est conforme aux exigences bureaucratiques. J’aime souvent me perdre au milieu de nulle part, dans le désert, et espérer ne pas être trahi par mon GPS.

Claude : Les panneaux ou les enseignes au néon tiennent aussi d’un savoir-faire artistique exceptionnel. Il existe même un musée de l’enseigne, un cimetière de néons.

Photo 6 – Les vestiges militaires

Les Toblerones militaires en vrac, proche de Martigny. Et le secret militaire, toujours vivace chez Oncle Sam ? Quelles restrictions ?

Claude : Il y a beaucoup de vestiges militaires, d’anciennes casernes, et de panneaux qui interdisent de pénétrer dans ces zones : « No trepassing », « Keep out ». Ce que je fais ? Je les respecte, je ne suis pas un voleur d’images. La contrainte ne me gêne pas, elle me permet de poser de nouveaux regards sur des endroits plus fréquentés. Déjà rien que le cadre d’une photo est une contrainte intéressante.

Quentin : C’est pareil en littérature où les thèmes reviennent plus que fréquemment. Le but est alors d’y porter sa sensibilité, une poésie vraie.

Photo 7 – Les carcasses (photo du Vampire recyclé en œuvre d’art à Martigny)

Moments surréalistes dans « Lost » avec des épaves jetées au milieu de nulle part.

Claude : C’est vrai que j’ai photographié pas mal d’avions laissés à l’abandon. On se demande comment c’est possible, comment ils ont pu se retrouver là, si cela n’a pas été mis en scène. C’est presque déstabilisant. En fait, c’est souvent parce que la réparation coûte cher et qu’il est plus simple de tout laisser là, en plan.

Quentin : Dans le désert, je suis aussi tombé sur des vieilles mines abandonnées. Par terre, tu trouves des douilles, des tabatières rouillées qui contiennent des vieux papiers, des droits de propriétés. Il y a quelque chose d’émouvant.

Photo 8 – Le Valais américain

Photo aux Relais des Mayens-de-Sion. En dessous de ce restaurant, un garage avec plein de superbes voitures américaines. Pourquoi aller à l’étranger alors que tu as tout chez nous ? Non mais…

Claude : Oui, il y a des endroits en Valais qui évoquent l’Ouest américain. Cela a été rendu dans la série télé « Station Horizon ». Parfois, la fascination peut être caricaturale. Même si oui, il y a quelque chose à faire, il y aurait matière à… Nous sommes dans un pays où il y a moins d’espace, où tout doit servir, tout est balisé et où l’on peut moins partir à l’aventure.

Partie 3 – Choisir son « Lost » préféré… (et c’est vite réglé) !

Dans le domaine artistique, le « Lost » ne manque pas… Au final : j’ai demandé à Claude et Quentin de choisir leur « Lost » préféré entre :

Le « Lost » homonyme de la série télé…

Le « Lost in Translation » de Sofia Coppola.

Le « Lost in Space », la série initiale des années soixante.

Le CD « Lost episodes » de Frank Zappa (cité dans les crédits de fin du livre de Claude et Quentin).

Claude : Frank Zappa, évidemment. Je l’ai encore écouté avant de venir. Il me transporte, ce mec. Quentin : Pareil, par solidarité !

Et finalement ils dédicacèrent

Photo prise le samedi 14 décembre 2019 à la librairie des « Livres et moi », Martigny.

Joël Cerutti

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