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Depuis plus d’un demi-siècle, le Sierrois Jean Margelisch parcourt notre monde avec ses appareils. Sa vie de photographe n’a rien d’un fleuve tranquille : genoux cassés, bras brisés, enlèvement et calvaire dans un désert de sel ! Sa retraite ne l’a pas calmé et il continue ses démarches artistiques, ses découvertes d’univers différents où il apporte le petit plus de sa sensibilité. Cela s’appelle simplement le talent.

 

Sans qu’il le sache – mais ça ne va plus tarder – Jean Margelisch a rythmé mon quotidien d’ado. Pour que tu comprennes cette phrase introductive, une explication « géo-biographique » s’impose. Dans mes vertes années sierroises, l’appartement familial perchait au premier étage de l’Avenue du Marché 8. Au rez se trouvait un paisible marchand de godasses. Du moins jusqu’au moment où l’Office des poursuites est venu lui saisir son stock. Un soir d’été, le commerçant en faillite a craqué quelques allumettes pour carboniser ses chaussures. Une fois les dégâts réparés, les locaux ont été investis par l’Association Sierroise Loisirs et Culture (ASLEC). Qui a mis le feu d’une autre manière à la quiétude du coin ! Bénédiction totale pour moi, l’ASLEC bénéficiait d’une bibliothèque (dont je suis devenu responsable), d’un petit théâtre au sous-sol (où j’ai pris des cours sur scène). Cette surface hébergeait aussi une rotative offset (où se sont imprimés les premiers journaux dont je m’occupais), un club vidéo (qui allait devenir Canal 9) et un club photo. C’est là que Jean Margelisch entre dans ma vie.

Alors que je doublais avec amour les livres destinés aux rayons de la bibliothèque, Jean partait développer ses photos quelques mètres plus loin. La lumière rouge au-dessus de la porte du labo trahissait une activité intense. Parfois, le club se réunissait, il y avait des projections de dias, Jean détaillait son travail… Dans les premières années de Canal 9, je me souviens d’émissions-diaporama méticuleusement préparées avec Jean car l’à peu près, ce n’est pas le genre de sa maison.

Ses explorations ont accompagné mes décennies suivantes. Une exposition récente au Château de Venthône, puis sa participation au livre « Des reines et des hommes » ont fini par glisser une question dans mon esprit sagace. Je connais Jean par ses démarches. Et lui ? Qu’est-ce que je savais de lui ? Son moteur de curiosités ? Son essence de vie ? Des bribes, des fragments: rien de conséquent. Et, lorsque je suis allé fouiller dans la prose de mes collègues journalistes, personne n’avait creusé l’arrière de ses décors et de ses photos. Elles servaient un peu de paravents à un Jean qui ne cherche pas à se mettre au premier plan. J’ai voulu développer des repères. Les voici, récoltés le 22 janvier 2020, tu sais, ce temps reculé où les humains se côtoyaient en vrai de vrai. Tu verras, les instantanés de la vie d’un photographe, ce n’est pas triste !

Avant le Rolleiflex 6×6

Très tôt, Jean a eu soif de nouveaux horizons. « Le soir même où j’ai fini mon apprentissage de carreleur, j’ai quitté le Valais ! » Il entre dans la marine marchande suisse et s’embarque, dès 1964, pour trois années de navigation. « Je revenais de temps en temps à Sierre, avec des cartouches de Chesterfield ou de Lucky Strike, qu’on ne trouvait pas en Suisse, et que je donnais aux copains. Ils allaient frimer avec dans les bistrots ! », s’en amuse-t-il encore. Sinon, il vogue sur des eaux qui le conduisent entre Rotterdam, Hambourg, Liverpool voire même la Nouvelle Orléans. « J’étais sur un bateau où l’on chargeait du blé. Lors de nos escales, j’allais taper des canettes, écouter des concerts avec des musiciens incroyables. J’ai même vu jouer Bill Halley & His Comets dans un petit bar où il n’y avait pas un chat ! »

Puis Jean revient à bon port sierrois, se pose le temps de se marier avec Ursula et de tomber en amour avec la photo. « J’avais dans les 23-24 ans et j’ai hérité d’un Rolleiflex 6×6 qui appartenait à mon beau-père. Une très belle mécanique qu’il fallait apprendre à utiliser. Cet appareil demandait de régler la distance, l’ouverture et même le décalage optique ! C’était la préhistoire ! »

Déclic macro

Jean se rode, assure son regard et tombe sur un livre de macrophotographies. Un sacré déclic pour ce passionné qui s’avoue complètement fasciné par le monde des insectes. « Ce sont d’autres dimensions, d’autres univers. J’alliais la passion esthétique et technique, je me documentais sans cesse sur leurs biotopes, leurs saisons des amours. À l’époque, peu de photographes faisaient ça. » Dans les locaux de l’ASLEC, Jean devient un pilier du photo club et surtout utilise « le seul labo de la région » ouvert aux adeptes des objectifs. « Il y avait la magie du développement où la chimie fait apparaître sur le papier votre prise de vue. On arrivait à retoucher une image avec une tige et un bout de coton. Mais je n’ai pas de regrets par rapport à ce qu’offre maintenant le numérique. »

En 1981, Jean décroche avec ses macros le premier prix suisse d’un concours lancé par Canon au niveau mondial. Le lauréat avec d’autres élus européens reçoit comme cadeau un voyage en Islande. « J’ai eu un total coup de foudre pour le paysage volcanique. » Le voilà parti pour une décennie à galoper dans le monde entier à immortaliser de la lave, du soufre, des éruptions.

Genoux brisés, bras cassés et pris en otage

Les reportages lui prélèvent parfois un tribut physique : genoux brisés, bras cassés du côté de l’Etna. « Je me suis retrouvé dans un hôpital sicilien où cela criait de tous les côtés. Je n’ai pas eu de plâtre ou d’attelles mais deux bouts de carton ondulé. On m’a dit d’aller me faire soigner en Suisse ! » Parallèlement, en 1986 après un voyage familial d’un mois en jeep à travers le Sahara, Jean se met à arpenter l’Afrique. « Le Sahara, j’ai dû le faire trente fois dans tous les sens ! C’était une époque bénie où on pouvait le traverser sans trop de problèmes. »

Avec quelques bémols comme cet épisode au Tchad où un guide malien devient complètement fou. « Il nous a menacés avec une hache avant de nous abandonner dans un endroit plus désertique que désertique. Il était parti avec les clés de contact de nos jeeps. Nous avons cassé les colonnes de direction pour repartir. Mais nous n’avons pas voulu le laisser mourir, nous sommes revenus le chercher. Le soir, nous le surveillions à tour de rôle. Durant mon tour de garde, il était en face de moi, la bave aux lèvres. Plus tard, à un poste militaire, il s’est mis à discuter avec les soldats, nous accusant de l’avoir kidnappé. Résultat, la population s’est mise à taper contre nos jeeps et nous avons été pris une semaine en otage. Il a fallu payer une rançon pour être libéré. »

Dégoûté par cette aventure ? Terminé avec l’Afrique ? « Non ! Chaque fois que je lisais quelque chose dans un livre, je retournais sur place pour vérifier. Avec une certaine persévérance ! » En Éthiopie, Jean promène son matériel photographique dans le désert des Danakyl situé à – 130 m sous le niveau de la mer Rouge, sur un sentier où passent des caravanes composées de 2 000 à 3 000 dromadaires. « La couche de sel atteint 2 kilomètres d’épaisseur et la température frise les 60 degrés. Dix jours de marche dans cet environnement hostile, cela a été pour moi un véritable chemin de croix. » Toujours en Éthiopie, il assiste à des cérémonies rituelles peu ouvertes aux blancs. « Il y avait des mutilations, des flagellations, des scarifications, des combats entre hommes nus. La violence y est glorifiée, sanctifiée. Il faut surtout chercher à comprendre ces coutumes hors du temps… »

Être accepté

Le viseur sans cesse à l’affût, Jean a fait la netteté et le point sur nos propres racines. « Je me suis rendu dans la tribu du Haut-Valais, rigole-t-il, chez les Tschäggättä, dans ce monde des masques. Je n’ai pas été admis tout de suite. » Aujourd’hui, il renoue avec la macro transformant la nature en tableaux abstraits, il sillonne nos vignes et part dans le Val d’Anniviers ou en Camargue dans l’univers du monde des vaches. « C’est encore un milieu où l’on n’entre pas comme ça, il faut être accepté… »

Jean regarde son demi-siècle de photographie avec philosophie. « J’ai eu une chance incroyable, je suis passé au travers de bien des dangers, je n’ai eu aucune maladie, rien ! » « Et il est toujours revenu à la maison parce que la nourriture était bonne ! », plaisante sa femme Ursula, justement depuis la cuisine.

Propos recueillis par Joël Cerutti

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Une première version de ce texte est parue dans Trait d’Union, le journal de la Fédération valaisanne des retraités, début mars 2020. Mille mercis à ses responsables de m’accorder le droit de cette republication.

 

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