Le concept du Parlement sans papier valaisan s’est retrouvé présenté, le jeudi 16 janvier 2020, à l’ONU de Genève. Son chef de projet, Daniel Petitjean, a eu 8 minutes pour convaincre une audience internationale. « Je m’étais préparé. Je voulais apprécier chaque seconde de ce moment unique qui passerait si vite… »
Comme « pitch », Daniel Petitjean avait envoyé ces mots aux organisateurs de l’ONU : « Mon activité s’est concentrée sur la création d’un parlement totalement digitalisé. Maintenant, je ne fais plus que le superviser et, avec le temps ainsi libéré, je suis heureux de pouvoir mener des recherches en neurosciences à l’EPFL, en humanités digitales à l’UNIL et en IA au CNRS (Paris). » Cela accroche, non ? C’est du vrai dans l’expérience du vécu, cela type le bonhomme, je trouve.
Je te dissèque – en rappel de vaccin – dans quelles eaux nous allons naviguer toi et moi en cet article.
Voici quasi une décennie, Daniel Petitjean a initié en Valais, comme chef de projet, le Parlement sans papier. Notre Grand Conseil apprenait à exister sans des tonnes de paperasses. De l’inédit sous nos latitudes. Quasi en parallèle un système de transcription automatique par reconnaissance vocale se constituait soutenu par notre savoir-faire cantonal. En termes plus « corporate » dans le business, cela se décline en une « industrialisation des processus complétée par une application de pointe ». La singularité novatrice n’est pas passée inaperçue sur le plan national puis international. Daniel s’est retrouvé à épauler la ville de Genève, les cantons de Vaud et de Fribourg, la Confédération, voire le Sénat français. Tu as du temps ? Je te raconte cette (r) évolution unique à l’ADN numérique 13 étoiles.
VIP de chez VIP
Nous en étions restés à l’ONU de Genève où Daniel était invité à venir évoquer ce que je viens brillamment de te résumer en quelques lignes.
Avant, Daniel avait dû leur fournir les références de son passeport (« Non, mon passeport est périmé depuis 4 ans et je n’ai pas prévu de sortir d’Europe dans les prochaines années. ») Les coordonnées de sa carte d’identité livrées, un badge rouge attendait Daniel à l’accueil de l’ONU, le 16 janvier 2020 (« J’ai compris plus tard que c’était le plus classe de l’assortiment.»). Il a aussi dû franchir un portail de sécurité qui fait « bip ». (« À cause de la boucle métallique de la ceinture… »)
Elena, une assistante russe, le prend en charge, le guide en cette matinée vers la salle de conférences. Il va de soi que le fichier informatique n’est pas compatible – un classique ! – et qu’une clé USB sauve la mise. Au taquet, le cervelet affûté comme une lame de samouraï, les habituels désagréments d’ordinateurs ne troublent pas Daniel. « Je m’étais préparé. Je voulais apprécier chaque seconde de ce moment unique qui passerait si vite. Donc, je n’allais pas me stresser alors que je passais aux côtés de dix autres projets sélectionnés dans le monde entier. Quand la directrice de l’organisation des conférences de l’ONU a présenté le Grand Conseil du canton du Valais comme pionnier de la digitalisation, les larmes me sont venues. Sans oublier qu’assise à côté d’elle il y avait le directrice de l’organisation des conférences de la Commission européenne; ça en jetait !»
Face aux 300 personnes présentes, en ouverture de conférence minutée (8 et pas une de plus), Daniel montre sur FB ce qu’il a raté à Crans-Montana pour être devant elles. Le slalom de nuit à Marius… Rires.
Entre deux explications détaillées et techniques, Daniel a plié son audience in the pocket.
Pour finir, Daniel présente le plus ancien bulletin des séances du Grand Conseil numérisé, qui date de 1500. En ce XVIe siècle, sa diffusion avait dû attendre 50 ans l’arrivée de la machine mécanique à imprimer de Gutenberg en Valais. De Mayence à Sion, sans GPS, la route avait été longue !
En fin de speech, Daniel s’octroie une appréciation « Génial ». « Il y avait également comme option, « J’ai dû me tromper de salle de conférence », ça l’aurait fait aussi ! » Un représentant du centre d’études de la traduction de l’université de Leeds le contacte pour une collaboration. S’y ajoute un représentant de la Commission européenne, connaisseur de notre canton, qui, après un long échange intéressé, le couronne d’un « Vous êtes bien un Valaisan… »
Hors institutions officielles
Ce 16 janvier, Daniel respectait les codes vestimentaires, sapé comme un milord. En Valais, au Grand Conseil, c’est parfois… différent. (et là je te relie ce passage inédit avec un texte publié en 2016 dans l’excellent magazine Valais Valeur Ajoutée)…
Aux séances où l’on se doit de porter les complets et les cravates de circonstance, Daniel Petitjean accompagne les députés, canotier sur la tête. Un farfelu ? Ceux qui se fient aux apparences tombent dans le panneau, les autres le recherchent. Comme chef informatique du Grand Conseil valaisan, Daniel Petitjean s’en amuse.
Les projets menés à bon terme ont permis, hors institutions officielles, à quatre start-up de se développer.
Sur la balance : d’un côté des économies conséquentes pour les contribuables valaisans, de l’autre une soixantaine d’emplois créés ou concernés. Entre deux, des députés valaisans qui incarnent la pointe du progrès politique dans notre pays.
Récompenses et bisses
En juin 2015, Daniel Petitjean décroche, aux côtés de David Imseng, le LT-Innovate Award pour Recapp it, une application qu’il a initiée. Un prix prestigieux au niveau européen alors que le principal intéressé ignorait qu’ils étaient sur les rangs ! « Ils nous suivaient depuis quelque temps, je n’avais pas postulé, je ne sais pas trop comment ils m’ont trouvé, mon rôle au Grand Conseil valaisan n’est pas de me mettre au premier plan… » Depuis Bruxelles son ami David Imseng l’appelle pour lui dire « On l’a touché ! » « Moi, je ne pouvais pas y aller, c’était la sortie du président du Grand Conseil. Quand j’ai reçu l’appel, j’étais au Musée des bisses d’Ayent. Cela m’a fait bizarre… Mais le Musée des bisses était tout aussi chouette… », envoie Daniel avec un sens certain du second degré.
Si nous revenions aux racines de tout ça ? « A la base, quand j’ai commencé, on me disait que dans dix ans, il y aurait peut-être quelque chose de concret. Quatre ans plus tard, tout était fait. Même si ce n’est pas dans les gênes des administrations publiques de faire confiance à l’innovation, j’ai eu la chance de pouvoir compter sur l’appui du chef du service parlementaire, Claude Bumann ; qui, même s’il ne me comprenait pas par moments, me laissait y aller tout de même… »
« Une fonction marginale »
Rappelez-vous d’un temps où nos 260 députés et suppléants recevaient dans leurs courriers pour 33 kg de documentations annuelles. Et un jour, le papier ne fut plus ! Sans que cela n’alourdisse les budgets. « Être chef de projet du Parlement sans papier, c’était une fonction marginale que personne n’attendait. Normalement, un chef informatique du Grand Conseil est censé rester confiné et se contenter des applications standards que l’administration lui fournit. », décrit Daniel.
Un léger bémol au Parlement sans papier se pose.
« Nous n’avions pas vraiment les moyens de nous payer tous les outils déjà existants dans d’autres cantons et qui n’apportaient, ni retombées, ni plus-value au Valais. Enfin, le besoin en portabilité de mes clients, les députés, n’était pas couvert par les standards informatiques de l’administration cantonale. Il fallait innover ! »
Qu’à cela ne tienne, le handicap se mue en force car les ressources existaient déjà sans être exploitées à leur juste valeur.
« Au sein de la HES-SO Valais, fleurissaient les bachelors et autres master en système d’information : une mine d’or de compétences à portée de main. Ces « minots » de 30 balais réalisaient leurs travaux de diplôme sans grande synergie avec l’entreprise. » Comprendre: avec peu de réalisations concrètes pérennisées dans le temps. Daniel Petitjean les nourrit, ces spécialistes. « Cela faisait sens de travailler avec eux, d’autant que le Grand Conseil est le principal bailleur de fonds des Hautes Écoles. Je me trouvais face à des petits jeunes à l’esprit bien affûté, qui me remettaient tant en question qu’en mouvement, et à qui j’apportais de « vrais » mandats d’entreprise et mon expérience de chef de projet. Il suffisait, ensuite, d’assurer le rôle du mandant intransigeant sur les délais et les phases de réalisation des projets et le tour était joué. C’était une stratégie win-win imparable. Je t’offre une visibilité accrue aux yeux des politiques, tes bailleurs de fonds, contre des prestations pour ces mêmes bailleurs de fonds. »
Roi de la tablette
Sans aucun doute, cela a plus que roulé. Terminées les lourdes enveloppes, les forêts décimées pour des motions, le député valaisan devient un roi de la tablette. « Notre canton abrite les plus grands geeks politiques que je connaisse. Ça n’a pas été facile pour eux. Ils l’ont roté. Je leur serais toujours reconnaissant de la chance que j’ai eu qu’ils me fassent confiance. Ils sont les seuls au monde à pouvoir déposer une intervention parlementaire uniquement avec leur iPhone… » De la tablette, passons à la calculette : 458 000 frs d’investis pour économiser, chaque année, dans les 298 000 francs. « Une fois les processus automatisés acquis, cela a créé un effet d’appel d’air. Il y a eu deux fois et demi plus d’interventions déposées. Le système les a traités avec le même temps et la même qualité qu’autrefois. »
Reconnaissance vocale
Seconde phase, le développement, en 2011 de MediaParl/Recapp. Cette application retranscrit automatiquement les débats du Grand Conseil, en français comme en allemand. « Cette reconnaissance vocale n’était pas des plus évidentes, indique David Imseng. D’autant que nous avons des personnalités politiques, comme Jean-Michel Cina, qui changent de langue au milieu d’un discours ! »
De sessions en sessions, l’outil s’est prodigieusement affiné.
Chaque mot est indexé à la milliseconde, ce qui facilite les recherches depuis internet, via les tags. « Nous arrivons à une précision de 90 à 95 %. Nous sommes même arrivés à intégrer des points et nous travaillons sur les virgules, poursuit David Imseng. Nous sommes très très proches des secrétaires qui corrigent les textes. Elles ont bien compris que la machine ne remplaçait pas l’humain. Recapp leur évite de taper du texte au kilomètre comme des folles, elles ont plus de temps pour soigner les retranscriptions. À la fin de chaque session du Grand Conseil, nous listons les mots qui n’ont pas été « compris ». Recapp a dû « apprendre » le nom « mercure » ces dernières années… »
David Imseng ne cache pas non plus que le démarrage n’a pas été des plus évidents. « Il n’y a pas beaucoup de nos clients qui auraient osé un tel défi. Malgré des débuts difficiles, ils y ont cru. Grâce aux soutiens de la Hasler Stiftung, par exemple, nous avons pu nous développer. Il ne suffit pas d’être enthousiaste, il faut aussi avoir certains piliers solides et un coaching adapté. »
Ce projet brasse dès 2011 les forces et les budgets de la Loterie, de l’Idiap et du Service Parlementaire. De cette initiative naissent quatre start-up dans l’incubateur The Ark. « Ce qui a été créé pour le Parlement permet de réaliser, ensuite, des produits personnalisés qui peuvent se vendre ailleurs. Cet aspect commercial ne m’intéresse pas, je préfère m’amuser avec les idées. J’aime le rôle de chef d’orchestre qui finit avec des réalités qui prouvent leur viabilité et leur potentiel… », se définit Daniel.
Recapp, toujours elle, emploie à présent douze personnes entre Viège et Martigny. « Nous collaborons avec d’autres villes en Valais. Nous nous attaquons aux dialectes, au schwiizerdütsch retranscrit en bon allemand… » dit David Imseng.
Distinctions sur distinctions
Au sein même du Service parlementaire valaisan, les forces jusqu’alors destinées à des tâches administratives sont réinjectées dans trois postes à valeur ajoutées. « Cette optimisation permet d’upgrader les compétences, d’offrir des prestations supplémentaires », dit Daniel. L’application MediaParl/recapp attire d’autres distinctions dans les milieux spécialisés, l’International Create Challenge (2013, à Martigny), l’UC Berkeley Startup Competition (2014, San Francisco), l’Hasler Stiftung Innovation Project (2015, Bern). Pendant qu’elle y est, l’équipe développe luma7, un moteur de concepts législatifs, un logiciel qui analyse les documents, trouve des liens entre eux et les remet à jour en fonction de l’évolution du dossier. Et hop, deux nouvelles médailles s’accrochent à son revers, dont le CTI Market Validation Camp at swissnex (2014, San Francisco).
« Un grand laboratoire »
La façon dont Daniel pilote ses projets attire l’attention en dehors du Valais. La Confédération, les cantons de Vaud et de Fribourg, la ville de Genève et le Sénat français le sollicitent. « J’agis comme facilitateur, qui montre que c’est possible, puisque c’est en production chez nous depuis 2013. Le Grand Conseil valaisan a été pour moi un grand laboratoire où j’ai pu expérimenter les dernières tendances technologiques que les Hautes Écoles m’apportaient. Notre modèle est réplicable à l’envi, car partout, il existe des pouvoirs politiques qui subventionnent les Hautes Écoles et les instituts de recherche, qui n’attendent qu’à prouver leur utilité aux yeux de leurs bailleurs de fonds ! », explique Daniel.
Il voyage à un tel point qu’il a dû diminuer son temps de travail au Service parlementaire, mais il avertit qu’il ne reprendra plus la route comme au temps où il pilotait le projet d’informatisation des CFF…
Davos? Non…
« Si, derrière la vitre de mon guichet de la gare de Sierre, avec Louis Pont comme chef de gare, quelqu’un m’avait dit que 25 ans plus tard, j’allais donner conférence à l’ONU sur l’Intelligence Artificielle et provoquer des réactions enthousiastes, je lui aurais demandé ce qu’il avait pris comme psychotrope. Je n’aime pas le temps qui passe, mais là, c’est trop bien ! », s’enthousiasme Daniel Petitjean dont le canotier n’a pas fini de voir du pays.
À part les cieux de Davos… Car après son intervention du 16 janvier 2020 à l’ONU, Daniel s’y est vu demandé. Il a décliné… « Je ne voulais me sentir captif là-bas ». Normal, l’hiver n’est pas la saison des canotiers dans les stations grisonnes.
Joël Cerutti