Ce 16 mai 1934, après une séance du Grand Conseil assez houleuse, le Conseiller d’État Maurice Troillet insulte le député Gaspard de Stockalper. Ils en viennent aux mains. Enfin, ça dépend des versions et des médias…
Imagine juste la scène en 2019… Cela commencerait par des échanges musclés entre un Conseiller d’État en un député. Filmés par les caméras de Canal 9. Puis, quelques heures plus tard, le député se prend une rouste par un autre Conseiller d’État sur La Planta. Sans doute capturée par un smartphone de passage puis diffusée sur les réseaux sociaux. La suite déroulerait le tapis rouge au sale buzz : lynchage sur Facebook, cyclone médiatique, lâchage de parti et démission du Conseiller d’État en question. Affaire bouclée. Tu sais quoi ? Ce que je te raconte s’est bien passé… en 1934 ! Et Maurice Troillet, le Conseiller d’État incriminé, est resté encore deux bonnes décennies en fonction.
Tu veux en savoir plus ? C’est une petite histoire dans l’Histoire valaisanne. De celle que personne ne t’enseigne à l’école. Parce que trop (d) étonnante et surprenante…
Dans la tête des magouilles de Troillet ?
D’emblée la température a montré un rouge caniculaire, le 16 mai 1934, lors des débats du Grand Conseil. « Il semble qu’un vent de fronde soufflait dans la salle », observe Le Nouvelliste de l’époque. Le Conseiller d’État Raymond Lorétan n’apprécie pas les insultes le visant personnellement, des piques acérées aiguisées par le député Gaspard de Stockalper. Ce dernier insinue que M. Raymond Lorétan aurait dit « qu’on ne peut pas être un honnête homme, et chef du Département des Finances avec M. Troillet ».
Lorétan, qui a depuis retourné sa veste dans ses rapports avec Maurice, nie en bloc. Jamais, jamais, jamais, il n’aurait insinué qu’il fallait être dans les petits papiers de Troillet – chef du Département de l’intérieur – si l’on voulait avoir une carrière zen ou des routes qui montent dans les vallées latérales. Jamais, jamais, jamais…
« Sauver la dignité du Parlement »
Le président Maurice Delacoste doit calmer les esprits, il exhorte les élus du peuple à « sauver la dignité du Parlement » en étant moins « personnel dans leurs interventions ». Le temps passe, les débats se poursuivent… et Gaspard de Stockalper en remet une couche, passant verbalement Lorétan au tourniquet. L’émoi est total.
À la sortie du Grand Conseil, sur la place de La Planta, Maurice Troillet s’approche de notre insubordonné de Stockalper. Tu peux glisser ici une musique à la Ennio Morricone même si nous sommes en mai 1934…
La suite revient au Nouvelliste du jeudi 17 mai, qui, en page 3, aurait bien « voulu passer sous silence cet incident » mais « certains journaux » s’en étaient emparés pour « lui donner une ampleur ridicule ».
« Gamin et lâche »
Suivons la version du Nouvelliste où Troillet se porte au-devant de Gaspard de Stockalper. « Il lui demanda s’il assisterait à la séance du groupe conservateur qui devait avoir lieu dans l’après-midi pour s’expliquer sur son attitude. ». Stockalper répond : « Non ». Troillet le qualifie de « lâche » et de « gamin ».
Stockalper aurait alors esquissé « un geste de la main pouvant être pris pour une menace ». Troillet l’aurait « écarté de la même façon ». Un monsieur Fux aurait séparé les deux adversaires, « les serviettes étaient à terre, les papiers épars ».
Dans le livre « Le demi-siècle de Maurice Troillet », volume II, l’auteur André Guex, rapporte les paroles de Troillet peu après l’accident : « Lorsqu’un colosse comme Stockalper vous tombe dessus, que voulez-vous ? On est obligé de se défendre… »
Morale du Nouvelliste : « Voilà à quels degrés aboutissent les violences de langage et les discussions personnelles. Il n’y avait qu’une voix pour déplorer que M. de Stockalper, qui est un homme d’éducation, se soit oublié jusqu’à porter des accusations blessantes contre le magistrat irréprochable, qu’est M. Lorétan. L’incident n’a pas d’autre portée. » Ah bon ?
Photos signées Oswald Ruppen dans « Souvenirs et témoignages publiés à la mémoire de Maurice Troillet », Imprimerie Moderne, 1964.
« Frappé à coups de pied »
« Cette interprétation d’un incident scandaleux est pour le moins plaisante », raille le Journal et Feuille d’Avis du Valais dans son édition du 19 mai.
Le vendredi 18 mai, Le Confédéré se fait une joie de rapporter la requête que dépose Stockalper devant le Grand Conseil. « Les membres du Grand Conseil n’ignorent point que le soussigné a été le 16 mai, immédiatement après la séance du Grand Conseil, accosté sur la place publique par M. le conseiller d’État Troillet, sans un prétexte, insulté par lui, et ensuite brusquement souffleté et frappé à coups de pied. » Et voilà qu’il réclame un tribunal spécial. Rien que ça ! Il est débouté car l’incident s’est déroulé en dehors de l’enceinte du Grand Conseil.
Cela ne tempère pas les ardeurs du rebelle. « M. de Stockalper prend acte de ce que le Grand Conseil l’autorise à procéder contre M. Troillet. Il déposera immédiatement une plainte pour défendre son honneur et celui du parlement. »
Raymond Lorétan, de son côté, obtient la levée de l’immunité parlementaire de Stockalper et le traîne lui aussi devant les tribunaux ! « La place de la Planta en sera doublement historique… », s’amuse le Journal et Feuille d’Avis du Valais.
Consensus tendu
Plaintes il y aura vraiment en juin puis en novembre 1934. L’affaire va traîner les habituels quatre ans inhérents à la justice valaisanne (ceux qui tendent aujourd’hui à la prescription…) Le 19 janvier et le 16 février 1938, chaque partie accepte de retirer ses diverses attaques juridiques. Un consensus tendu car il apparaît, au fil de l’enquête, que Stockalper était fort bien renseigné sur Raymond Lorétan. Parfois, tu comprends, il serait judicieux d’enfermer en son for intérieur, à double tour, quelques vérités… Particulièrement en 1934…
Joël Cerutti
MAIS ENCORE:
Maurice Troillet ne se réduit pas à cette anecdote, cela serait partial. Cette bête politique du XXe siècle devient Conseiller d’État en 1913 à l’âge de 33 ans. Il siégeait déjà comme député depuis 1905. Troillet occupera le Département de l’intérieur durant… quatre décennies. À 73 ans, ses pairs de parti lui demanderont de dégager, ce qu’il prendra fort mal, et Maurice se vengera… en devenant le « promoteur et réalisateur » d’un tunnel, celui du Grand Saint-Bernard !
Indécrottable célibataire – car « marié à la politique » – Troillet habite à plusieurs endroits : à Sion, à l’Abbaye du Châble et à Fully… C’est là qu’il cultive quelques vignes au domaine des Claives, en « partie sur l’emplacement d’une ancienne châtaigneraie ». Maurice Troillet s’était pris de passion pour le Païen, cépage assez rare à l’époque, qu’il introduit à Fully. Notre homme ne dédaigne pas non plus l’Ermitage, l’Arvine, l’Humagne et le Fendant. « Sa Petite Arvine était une merveille de finesse et de race, ses Dôles étaient longues et occultes ; quant à son Ermitage, ceux même qui d’habitude n’aimaient pas l’Ermitage l’appréciaient », s’extasie en 1964 Corinna Bille dans « Souvenirs et témoignages publiés à la mémoire de Maurice Troillet ». Plus loin, elle associe le physique de Troillet à celui d’une « marmotte »
Honneurs au grand-oncle
Que vient faire Corinna dans cette histoire ? Elle partageait les jours de Maurice Chappaz, neveu de Maurice Troillet. Le couple a par ailleurs vécu et écrit à Fully, dans la maison du coteau de La Fontaine construite dans les années quarante. Troillet y élaborait ses vins, y recevait des hôtes de prestige. En 1987, une certaine Marie-Thérèse Chappaz s’y installe à son tour. La future vigneronne « biodynamique » rend hommage à son grand-oncle via plusieurs bouteilles dont l’étiquette porte le nom « Président Troillet ». Elle a réuni par ailleurs et avec fierté « tout le vignoble historique de son grand-oncle ». Plus de renseignements ici : https://www.chappaz.ch/fr/jardins.php
Marie-Thérèse explique tout ici dès les premières secondes, c’est dire !
Comme nous parlons picrate, Troillet a lancé le Domaine du Grand-Brûlé de l’État du Valais (1918), donné une impulsion à la Fédération des caves coopératives valaisannes (1930) qui se mue en Provins dès 1934…
La statue Maurice Troillet entame, à Sion, une Avenue du même nom qui s’étend sur 4 kilomètres (un par dix ans de règne) et se termine à l’École d’agriculture du Valais – Châteauneuf (Avenue Maurice Troillet 260) Pas pour rien, c’est lui-même en personne qui a veillé à son existence, entamée en 1923.
Mes sources et autres (si tu veux contrôler de tes propres yeux) :
La Feuille d’Avis Le Confédéré Le Nouvelliste
Le demi-siècle de Maurice Troillet, volume II, sur Google (p. 66)
Photos Grand Conseil, printemps 1934
Troillet en live et mange une raclette
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